Essayez donc d'entrer dans un livre sous les beaux yeux de votre libraire préférée (la mienne) quand le représentant d'un éditeur essaie de lui vendre du livre comme on vend du savon à barbe. Une nouvelle édition d'un roman de Virginia Woolf en main, je m'efforçai, l'autre jour, de trouver une place dans le salon d'une jeune femme entourée de quelques amis à l'heure du thé dans les années '30 à Londres (dans le quartier, of course, de Bloomsbury), tandis qu'un monsieur au chic suranné (jean délavé, veste marine croisée, mocassins noirs) vantait d'une voix hilare et forte les mérites qu'il y aurait à s'intéresser à lui et à ce qu'il racontait. Un vague et prochain salon d'exposition où il faudrait être, un voyage sous les Tropiques qu'il avait gagné. Je n'avais par conséquent aucune chance de déguster tranquillement le thé servi par la jeune anglaise en m'imaginant (non sans en éprouver une délicieuse et glorieuse fébrilité) qu'à chaque changement de page, j'allais laisser flotter mon regard alentour dans l'espoir d'y croiser celui ma belle libraire. L'absence d'affichage de prix sur un livre qui m'attire depuis quelque temps - Le dernier stade de la soif - faillit me pousser à l'inconvenance. La présence envahissante de ce monsieur m'empêchant d'organiser le concours de circonstances nécessaire à l'élaboration de mes rêveries, j'étais sur le point de commettre une erreur grossière - demander le prix du livre - quand une vision m'a sauvé. Je me suis vu rougissant de la tête aux pieds et riant le plus bêtement du monde à la blague un peu lourde que n'aurait pas manqué d'improviser notre marchand ambulant. Car couper la parole aux gens (surtout à ceux qui ont réponse à tout - représentants, jardiniers, latinistes...) est source d'insécurité et de désordre. Et comme il paraît qu'en de telles circonstances, ce sont les plus malins qui s'en sortent le mieux, je m'en tins là et rendis leur liberté de mouvement à mes globes oculaires. Mon champ de vision s'élargit jusqu'à la vitrine du traiteur grec juste en face derrière laquelle je pourrais observer toute à mon aise celle de la Librairie des Batignolles en suçant des olives de Paxos et en discutant de la crise grecque avec mon vieux copain des Cyclades.
- C'est rien, me dit-il dans un large et beau sourire à chaque fois que je lui en demande des nouvelles. Nous les Grecs, nous avons une longue histoire et franchement, on en a vu d'autres.