Aujourd'hui, ma mère a soixante quatorze ans et je crois ne l'avoir vue pleurer qu'une seule fois. L'instant d'après la mort de mon père. Entrée d'un bond dans la chambre d'hôpital où il agonisait depuis une semaine, elle s'est jetée sur lui dans une explosion de larmes en criant - Antoine, mon chéri ! C'était le 17 octobre 1986, peu avant minuit. Jusqu'à ce jour-là, ce dont je me souviens, c'est d'une femme qui chantait tous les jours. En s'occupant de sa maison, de son jardin, en guettant le retour de mon père deux fois par jour, son premier, seul et dernier homme. Après sa mort (il avait cinquante-deux ans, elle, quarante-neuf), rideau. La pensée du suicide probablement. Et puis non, la vie. Ses deux enfants et la vie. Puis des morts, encore. Son père, Eustaquio, sa mère, Guadalupe, sa soeur aînée, Pierrette, une cadette, Angela. Mais plus vraiment de larmes ou bien je ne les ai pas vues ou pas sues. Quand un voisin mourait, un copain, une connaissance, cette réflexion parfois - J'ai bien perdu mon mari, moi. Pendant des années, je ne l'ai plus entendue chanter. Aujourd'hui, ça la reprend. Avec ses deux petits-enfants, Gaëtan et Amiel et l'entrée, en bonne santé, dans la dernière partie de sa vie. Jamais une goutte d'alcool, jamais une cigarette. Mais jamais. Quelques tétées empoisonnées par le lait tourné de sa mère épouvantée par les bombes allemandes sur la route de l'exode de Madrid à Barcelone, mais elle survit. Les camps de réfugiés au pied des Pyrénées en 39. C'est le printemps et dans les derniers beaux jours de l'été suivant dont on dit qu'il fut fort chaud, la guerre. La petite famille - ils ne sont encore que cinq avec la seconde, Paquita - s'installe à Bourges dans un deux pièces minuscule et humide sur l'Auron, affluent du Cher, où Juan qui y naîtra accomplira ses premières pêches miraculeuses. L'occupation est un mauvais rêve qui la hante encore. Le bruit des bottes sur les pavés. Les vieux travaillent dur. Dans les champs du Sancerrois pour Eustaquio, chez les riches pour Guadalupe mais la marmaille qui s'accroît après la guerre est bien élevée et rêve de mieux, même endormis les uns sur les autres entre l'évier et l'unique fenêtre avec vue sur le canal. Dans ces années-là, des souches de carnets de bal et de tickets de cinéma retrouvés dans les poches du Padre attestent que sous les lampions berrichons le long des chemins et des champs de Bourges à Sancerre, on apprécie les talents de danseur du bel et grand hidalgo aux yeux bleus et après l'ultime bombardement de cris de la Madre et des deux grandes, Eustaquio prend la porte et la route avec sa valise et un dernier cri de Leonisa - Papa reste ! dont je ne sais toujours pas s'il a été proféré ainsi ou en espagnol. Il est pile "au milieu du chemin de sa vie". Quarante ans, il lui en reste autant. Ce qui lui suffit largement pour accomplir son voeu le plus cher: boire du champagne pour la mort de Franco et retourner dans son village natal, Villaconejos, d'où de sa pierre tombale sans croix ni chichis, on peut admirer les beaux paysages arides où furent construits les résidences royales d'Aranjuez. Certificat d'études pour Leonisa. Souvenirs de théâtre à l'école - Le malade imaginaire, Knock... "le poumon, vous dis-je, le poumon !" - de poésie et de poèmes jamais oubliés, comme les règles de calcul, d'arithmétique, de géométrie, les leçons anciennes d'histoire, de géographie qui semblaient s'imprimer mieux dans les esprits des écoliers d'alors mais peut-être pas. Après l'école, les années de formation, le travail, couturière et le dimanche, cinéma. Je ne peux pas lui raconter un film des années '50, elle les a tous vus. Et puis un jour, en y allant ou en en revenant, dans un autobus, elle croise le regard rieur d'un beau petit brun gominé. Rien n'est gagné pour lui mais il est si loin de son île et de sa ville natale, Bastia, qu'il tente sa chance et trois ans plus tard quand elle me sent en elle et que le beau petit brun a fini de se lisser la moustache et la banane dans l'enfer algérien où le soutien pratique et idéologique du Parti Communiste ne lui est plus d'aucune aide, elle écrit une lettre pour m'annoncer à une certaine Antoinette Casale qui en récitait encore le début et la fin par coeur cinquante ans après. On ne rigole avec ces choses-là. Tant mieux pour moi et, six ans plus tard, pour ma soeur Agnès qui se joint à moi aujourd'hui pour lui chanter - Feliz Cumpleanos !
Billet de blog 26 juillet 2011
Dimanche 10 juillet, Leonisa Casale, née Sanchez
Aujourd'hui, ma mère a soixante quatorze ans et je crois ne l'avoir vue pleurer qu'une seule fois. L'instant d'après la mort de mon père. Entrée d'un bond dans la chambre d'hôpital où il agonisait depuis une semaine, elle s'est jetée sur lui dans une explosion de larmes en criant - Antoine, mon chéri !
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