Dans les vitrines de l'ancienne épicerie de Mounir, un des épiciers tunisiens de la rue Legendre à Paris parti à la retraite au pays, on a d'abord vu arriver des branches. Puis des bûches. Les branches debout, les bûches couchées. Tiens, tiens. Puis des grosses abeilles en mousse suspendues au plafond par des fils invisibles. Tiens, tiens. Késako. Qu'est-ce qui va bien pouvoir se vendre là-dedans ? Depuis une dizaine d'années, chaque semaine (ou presque), une nouvelle boutique ouvre aux Batignolles. Parfois j'y entre pour essayer de deviner le métier de ceux qui semblent s'en occuper et ce qu'ils y vendent. Pas facile. La plupart tiennent le coup. Ce qu'ils vendent s'achète. Souvent, je me promets d'établir une liste de tous les commerces des Batignolles pour donner une idée aux prochains siècles de ce qu'il se passait ici au début du XXIè. Alors bon, les branches, les bûches et les abeilles. On pense à autre chose, on a autre chose a faire, on les oublie, et puis un soir, on passe devant et vlan - les branches, les bûches et les abeilles portent des... lunettes. On se frotte les méninges. Calcul mental. Cinq dans la rue des Batignolles, trois dans la rue des Moines, deux dans la rue Truffaut, trois ici, deux là-bas... oui, ça doit être grosso modo le vingtième. Mon opticien - JS Optique au 50 et quelque rue des Batignolles - est au bout du rouleau.
- Alors Monsieur JS, vous avez vu encore le nouveau qui vient d'ouvrir ?
- M'en parlez pas. C'est fou, non mais c'est fou.
- C'est emmerdant, non ?
- M'en parlez pas. J'sais pas c'qui se passe dans ce quartier mais ils sont devenus fous. Bon celui en face et moi, on est là depuis des lustres mais celui-ci (trente mètres plus haut N.D.L.R.) et celui-là (trente mètres plus bas N.D.L.R.), vous avez vu, ils ont ouvert quand ? Lui l'an passé et lui le mois dernier. Non, mais c'est une folie. Remarquez, moi, je me suis fait une raison. J'ai pris un abonnement télé canon. Toute la journée, je peux voir du base-ball et du foot alors, n'en parlons pas, j'ai accès à toutes les compétitions sur tous les continents je peux voir des tas d'autres sports. Mais c'est quand même stressant.
- Bon, il est temps de prendre des vacances alors ?
- Des vacances ? Non, mais vous rigolez ? J'vais dans le Jura. En famille. Parce que même louer une bicoque dans le Contentin , j'peux plus. C'est fou, j'vous dis c'est fou. J'peux plus. Et il marche le nouveau ?
Les jours suivants, j'observe. Tout le temps plein. Couples plus très jeunes mais pas encore vieux - souvent avec enfants - bien habillés, bien coiffés mais pas forcément peignés, apparement détendus, vaguement concentrés avec sourire en coin sur des gerbes de montures de toutes les couleurs hors-de-prix. Je rapporte.
- Eh oui, soupire Monsieur JS, je ne sais pas où on va mais on y va.
- Oh, monsieur JS, vous êtes bien maussade.
- Ils ne savent pas ce qu'ils font, je vous dis, ils ne réalisent pas.