In memoriam Joao Cesar Monteiro
À Ajaccio (où je travaille beaucoup depuis une dizaine d'années) j'ai longtemps eu pour voisin un cultivateur entre deux âges dont la jeune épouse me suppliait régulièrement de lui sauver ses oies.
Muscles bandés sous ma peau, je défiais le rapace qui les lui ravissait.
Six oies sauvées, je paradais.
Elle me tendit un biscuit.
Je me vis marin à la dérive et attiré vers elle…
Non, elle n'était pas la merveilleuse sirène que vous imaginez !
Au contraire.
Une espèce de paysanne sinistre au museau édenté qui louchait vers moi comme si je n'avais pas même été une de ses oies !
Et moi, je voyais dans sa laideur et dans son odeur repoussantes, dans les plis sales et gélatineux de ses bras, de ses cuisses et de ses fesses, dans ses manières abjectes de gauler des noix ou de piétiner duraisin, les signes ultimes d'une noblesse antique.
Une reine !
D'un bond, je plongeai entre deux criques.
Elle prit les oursins que je lui rapportai pour des châtaignes et entreprit de les braiser.
J'en ouvris un et lui tins à peu près ce discours.
Vois-tu ma chère… ma chère… je la baptisais Audrey. Vois-tu, Audrey, un oursin est un oursin. Et sa couleur, bien que très variable, n'a rien à voir avec celle d'une châtaigne. Elle peut être brune, noire, pourpre, blanche, rouge ou multicolore. À cet instant-là, sur le point d'aborder la description morphologique de l'animal – en deux mots, l'oursin ne présente pas une face dorsale et une ventrale, mais une face aborale (anus) et une face orale (bouche) qui se situent contrairement à nous autres: l'anus sur le dessus, la bouche dessous – à l'instant donc, où j'allais prononcer ces mots, je vis non seulement son regard de loutre plongé dans le mien, mais aussi l'indélicatesse que j'allais commettre et qui ruinerait à jamais mes efforts pour sauver ses oies.
Je tentai alors de sauter ce chapitre et de lui exposer la variété des habitats maritimes que peuplent les oursins et leur régime alimentaire. Ce chapitre sur la morphologie, oui, j'ai vraiment essayé de l'esquiver… mais trop tard.
Elle me regarda avec haine.
Je songeai à lui mordre les cuisses, à déchaîner des flots de désir brut et de folie en des colères aveugles. La brume marine qui nous enveloppa soudain me parut un digne prélude à mon élan.
Je ne sais par quel miraclej'échappai au pire.
J'ouvris d'un coup tous les oursins et les offris aux nymphes qui apparaissaient de tous côtés en leur chantant la joie que nous procurait leur visite. Je couronnai de sarments un bouc quipassait par là et sans cesser de chanter ces vieux airs des bergers d'autrefois, je le conduisis au pin sacré et lesacrifiais. On suspendit aux branches la peau avec les cornes avant de nous régaler de sa chair rôtie, alanguis sur des lits de feuilles de châtaigniers.
Apaisée, Audrey se mit à chanter.
Je l'accompagnai à la flûte.
Échauffé, enhardi - une main sur une chèvre, l'autre sur une brebis (qui avaient accouru au son de ma flûte) - je m'apprêtai à des serments d'amour mais lui conseillai finalement ceci: -"De ton plus joli poignet, Audrey, tu garrottes le tronc du pénis pour que le flux sanguin se comprime autour de la couronne du gland. Quand celui-ci sera bien rouge et tuméfié, tiens la peau du prépuce entre le pouce et l'index et souffle dedans en la tenant toujours bien tendue et hermétiquement collée à tes lèvres. En même temps, crachote vite et bien pour qu'elle soit pleine comme une outre. Ferme avec soin et laisse le tout macérer".
- Et mon mari ? me souffla-t-elle.
- Il proteste. Son élan phallocratique défaille. Il finit par s'énerver… - Alors, chérie, tu ne suces pas ?
- Et je le suce ou pas ?
- Non, non, non, Audrey, non. Tu ne le suces pas et tu lui expliques qu'en Chine, personne ne suce. Que cette pratique est réservée aux sangsues et non aux êtres civilisés. À ce moment-là, il vacille, s'étrangle… il veut appeler sa mère, s'étrangle davantage, braguette ouverte, queue offerte… à ce moment-là, Audrey, LA CORSE ENTRE DANS LE 21è SIÈCLE.