Depuis qu'il a été prouvé scientifiquement que le volume des seins croît, je me sens beaucoup mieux. Oui, car avant de lire un article sérieux à ce sujet, je me demandais parfois si ça ne venait pas de moi. L'âge aidant, ne serais-je pas moi aussi entraîné par le poids mort de mauvaises moeurs masculines qui consiste à lorgner, sans honte (et à longueur de journée) vers cette partie de l'anatomie spécifiquement féminine, me suis-je plus d'une fois questionné. Combien de fois n'ai je pas tenté de détourner la tête de façon que mon regard restât suspendu dans le vide et marquât de la sorte ma perception et mon respect pour l'enveloppe invisible qui nous sépare les uns des autres. Mais depuis que d'éminents chercheurs se sont penchés sur ce phénomène, je ne m'autorise pas davantage à lorgner mais je peux expérimenter d'autres stratégies. Étant donné que l'évolution de ces volumes serait dû notamment à une transformation des mentalités en matière d'alimentation, je ne me détourne plus franchement. J'ai, dans un premier temps, essayé de regarder fixement devant moi. Mais, en agissant ainsi (dans la rue), ne suis-je pas en train de placer à égalité, le trottoir, cette façade, ce kiosque à journaux (arborant en sa partie la plus haute des rangées de seins de silicone), ce taxi et la blancheur éclatante de ce décolleté ? C'est-à-dire de, non seulement chosifier l'être humain, mais en plus, de me présenter à autrui comme totalement indifférent aux problèmes de suralimentation qui touche nos sociétés occidentales ? Dès lors, comment indiquer que, dans tel ou tel paysage, je suis sensible à ces problèmes ? Peut-être qu'un regard objectivement impartial (quoiqu'évasif et quelque peu paternel) qui signalerait qu'il a capté, dans le paysage qu'il embrasse, une légère protubérance, serait un bon moyen de ne pas attenter à la pudeur des filles et de dire mon souci de la bonne marche du monde. Mais n'est-ce pas là une façon mettre entre parenthèses tétons et aréoles ? De leur créer une sorte de second soutien-gorge (mental) ? N'étant plus du tout jeune mais pas encore assez vieux, soyons donc de notre temps, me suis-je exclamé, et saluons favorablement tout phénomène d'aujourd'hui comme propre à nous enseigner ce que nous sommes. Ayons pour toute chose de la curiosité, de la bienveillance (et de la rigueur). Pour ce rond-point fleuri, pour cette cycliste, pour ce voiturier, pour ce vendeur de maïs, pour la dame dans ses cartons, pour cette palissade, pour ce platane, pour ces pigeons, pour les nuages et pour les mille milliards d'étoiles qui gravitent autour de cette superbe poitrine qui s'éloigne de moi comme pour échapper aux insistances du plus lourdaud des dragueurs (ou des satyres).
In memoriam Italo Calvino