« Écoutant, en effet, les cris d’allégresse qui montaient de la ville, Rieux se souvenait que cette allégresse était toujours menacée. Car il savait ce que cette foule en joie ignorait, et qu’on peut lire dans les livres, que le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais, qu’il peut rester pendant des dizaines d’années endormi dans les meubles et le linge, qu’il attend patiemment dans les chambres, les caves, les malles, les mouchoirs et les paperasses, et que, peut-être, le jour viendrait où, pour le malheur et l’enseignement des hommes, la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse ».
Ce texte de Camus, tiré de « La Peste », publiée en 1947, qui appelait les hommes à s’unir et à rester solidaires pour lutter contre tous les fléaux, retrouve toute sa force et tout son sens au moment où notre pays vit une des épreuves les plus dures de son histoire. Car nous savons tous ce qui se joue avec ce carnage du 13 novembre 2015 : la défense, coûte que coûte et quoi qu’il nous en coûte, de notre « être ensemble », fondé sur le principe du respect de nos libertés et sur l’acceptation de l’Autre, quel qu’il soit et d’où qu’il vienne… Bref, la défense de nos valeurs démocratiques. Comme le dit si bien le juge Trévidic, sur ce même site : « les terroristes détestent notre façon de vivre, notre mixité et notre rapport à la laïcité » .
L’objectif de ceux qui se sont livrés à ces attaques ciblées sur notre jeunesse et sur le « peuple » assistant à un match de foot, est donc bien de nous faire entrer dans l’âge des ténèbres, d’entrainer nos sociétés dans la spirale infernale de la régression, du repli sur soi et du contrôle Orwellien . Et toute la question aujourd’hui est de savoir si nous sommes en mesure, nous le peuple et nos gouvernants, de résister à la tentation du pire, qui marquerait la fin d’une « promesse » si difficilement bâtie depuis 1789.
Comment allons-nous concilier préservation de nos libertés fondamentales et nécessaire lutte contre les extremismes ? Comment agir pour ne pas renier nos principes ? L’utilisation répétée du mot « guerre » par les plus hautes autorités de l’Etat n’est-il pas annonciateur de choix politiques qui satisferont l’évident besoin de sécurité des Français après une telle tragédie, mais qui nous entrainerons encore un peu plus dans une société de surveillance générale ? Autrement dit, pour mieux résister à la peste, n’allons-nous pas subir le choléra ?
A droite et à l’extrême droite, nous entendons déjà des voix qui profitent bassement des événements pour nous promettre une France verrouillée aux couleurs plutôt brunes. Et demain, nous le savons, les mêmes et quelques autres, nostalgiques défenseurs d’une identité soi-disant perdue, dans une mécanique d’amalgame dévastateur, stigmatiserons les musulmans de notre pays pourtant étrangers à ce fascisme religieux qui tue aveuglément et procède d’une logique totalitaire.
Et nous, défenseurs d’un modèle démocratique, garant d’une société ouverte, qu’allons-nous dire, qu’allons-nous faire pour barrer la route à ce choléra politique ? Devons-nous en rester aux injonctions à l’unité nationale ou, au contraire, porter une analyse sans concession et sans démagogie sur la réalité de la situation ?
Ainsi, nous faut-il dire que, contrairement à ce que laisse entendre le Premier ministre, nous ne sommes pas « en guerre » depuis le 13 novembre, mais depuis l’intervention de la coalition au Koweit, en 1991, puis en Afghanistan, en Lybie, aujourd’hui en Syrie et en Irak, au Mali et en Centrafrique…Nous la pensions lointaine, réservée à nos forces militaires ; une sorte de guerre virtuelle conduite le plus souvent dans nos anciennes colonies et protectorats… Qui a fini par arriver sur notre sol, avec les réfugiés d’abord, premières victimes de ces choix politiques, que nous accueillons comme des indésirables, préférant les « encamper » pour ne pas les voir, puis avec les attentats de janvier et de ce 13 novembre tragique.
Ainsi, devons-nous reconnaitre que nous avons laissé s’internationaliser le conflit syrien et moyen-oriental, tout en refusant de fournir des armes aux forces démocratiques, qui a débouché sur une guerre des monstres : Bachar d’un côté, soutenu par Poutine, l’Iran et ses alliés, Daesh de l’autre, aidé par l’Arabie-Saoudite et les puissances sunnites, qui n’offre aucune perspective politique autre qu’un accord des grandes puissances aux intérêts contradictoires.
Et que dire de notre rôle plus que douteux dans le conflit régional qui oppose Sunnites et Chiites, alors que nous vendons des Rafale aux Egyptiens, aux Saoudiens et aux Qataris ? Quelle ironie morbide quand on sait que l’Arabie-Saoudite est le principal exportateur de l’idéologie wahhabite et salafiste dans le monde ! Quand on prétend mener une guerre encore faut-il sortir du double-jeu et reconnaître ses contradictions. Daesh n’est pas le fruit du hasard, mais d’une longue bataille menée par les grandes puissances et les grandes compagnies pétrolières pour le contrôle de l’économie carbonée. Daesh est né du chaos que nous avons contribué à créer dans cette région. Le monstre nous échappe, il vient dévorer nos enfants et nous sommes saisis d’effroi. Pourtant, il est aussi notre créature.
Et c’est en fait, le seul élément nouveau de cette guerre commencée en 1916 avec les accords Sykes-Picot ; elle concerne aujourd’hui directement les classes moyennes européennes, dont le mode de vie est attaqué en plein cœur, tel un boomerang de ces politiques folles menées par l’Occident depuis cette époque. Pour la première fois, une attaque de masse, menée par un groupe fasciste religieux, nous fait ressentir jusque dans notre chair, ce que vivent depuis des années, jour après jour, les réfugiés qui frappent à notre porte et que nous accueillons si mal.
Dans ces conditions, l’écologiste que je suis ne peut se contenter, même à court terme, de se satisfaire de l’injonction à l’union sacrée. Si notre compassion va tout naturellement aux victimes et à leurs familles, elle ne peut effacer notre colère vers ceux, acteurs directs ou indirects, qui alimentent la guerre pour la guerre. Notre société doit se défendre, bien sûr, mais la résistance passe toujours par la compréhension et la désignation du mal. Seule manière d’éviter « la banalité du mal », comme l’écrivait Annah Arendt.
Noël Mamère
Le 15/11/2015.