Lorsque survient une tragédie à la mesure du massacre du 13 novembre, elle nous laisse dans un tel état de sidération qu’il n’y a place que pour l’émotion, aussitôt mise en scène par le spectacle médiatique et les politiques qui la recyclent en un consensus obligé. Sauf que l’émotion, aussi sincère et justifiée soit-elle, n’est pas une arme pour les sociétés, mais un puissant anesthésiant. C’est justement dans ces moments fondateurs qu’il faut en appeler à la raison, pour comprendre l’événement et pouvoir s’auto- défendre face à ce qui apparaît comme inacceptable, barbare et opposé à tout notre système de valeurs. Pourquoi des centaines, voire des milliers de jeunes, semblables aux autres, qui ont grandi parmi nous, qui ont connu les mêmes écoles, les mêmes joies et les mêmes déceptions, basculent en quelques mois dans un autre monde ?
Il nous faut d’abord expliquer comment et pourquoi le djihado-fascisme gagne les esprits d’un nombre important de jeunes européens. Car la nature de la guerre asymétrique est double : ici et là-bas. Au Moyen-Orient, ses causes sont parfaitement explicables : interventions étrangères pour le contrôle des richesses, en particulier le pétrole, guerre confessionnelle entre sunnites et chiites, crise de la pensée politique arabe et de la théologie musulmane, effondrement de dictatures dites laïques mais, d’abord, militaro-policières… Elle s’inscrit dans une sorte de guerre de cent ans, issue de la désagrégation de l’Empire Ottoman et des accords Sykes-Picot, signés après la première guerre mondiale. Mais elle n’est pas de même nature que celle qui s’exporte sur notre continent. Il faut donc s’extraire du chaos géopolitique pour examiner qui influence cette guerre sur notre sol et quelles sont les raisons propres à l’existence de ce front intérieur. L’erreur serait de le réduire à une série de raisons sociologiques, qui ne correspondent d’ailleurs pas à celles qui suscitent l’engagement des jeunes djihado-fascites européens ; On peut avoir un job, mais être précarisé, parce qu’isolé socialement ou hors-sol moralement. Les « convertis » sont nombreux et les combattants ne viennent pas tous de quartiers populaires. Pour ma part, je pense qu’il faut, d’abord, comprendre le mécanisme mental du djihado-fascisme.
1. La force de l’Etat Islamique (EI) est de s’adresser à l’imaginaire d’une génération précaire, issue des classes populaires ou des classes moyennes. L’EI fournit ce que la République, les forces politiques et les institutions qui la composent, ne donnent plus : une réponse à la crise du sens, à l’absence d’engagement d’une génération, qui ne croit plus à rien et pour qui l’espoir se résume à la survie dans un monde incertain. L’EI, lui, propose une offre idéologique construite sur un avenir transcendé par la foi, fusionnant tradition et modernité, un projet de paradis sur terre, le Califat, pour qui l’on doit se sacrifier, et l’accession garantie à un au-delà irénique. Qui peut rivaliser avec une telle conception d’un monde parfait ? Comment une partie, même minoritaire, d’une génération ne succomberait-elle pas à cette proposition messianique, quand le seul « imaginaire » que nos sociétés lui proposent se résume à la surenchère sécuritaire, à l’inégalité discriminante et à la xénophobie raciste ? Si nous ne sommes pas capables de répondre à cette question, le fossé se creusera encore plus. Si, demain, l’EI était vaincu en Irak et en Syrie, un autre monstre naitrait pour compenser cette absence de sens.
2. La deuxième force de l’EI est de fournir un grand récit lié à cet imaginaire : l’Islam de la pureté. Mais, dans cette proposition, contrairement à ce que pensent un grand nombre d’obsédés de l’islamophobie, le plus important n’est pas l’Islam, mais la pureté. L’EI veut revenir aux temps bénis du Prophète, qui n’ont jamais existé ; c’est-à-dire d’une société où il n’y a plus d’autre médiation entre Dieu et les croyants que le Prophète lui-même. Ce qui est advenu ensuite, le temps de la politique, a été souillé par la lutte entre les clans de ses disciples. Il faut donc y mettre un terme, en éradiquant d’abord les apostats, c’est à dire les mauvais musulmans et, bien sûr, les infidèles. Ce récit, sans concession avec le réel historique, repose entièrement sur le présupposé de la pureté, exactement comme la pureté de la race aryenne. Il se conclut par l’Apocalypse qui aura lieu en Syrie au cours d’une bataille décisive, livrée à Dabik, le nom même du magazine de l’EI, dont la ligne éditoriale réduit l’univers à deux mondes: «le camp de l'islam et de la foi, et le camp de l'incrédulité et de l'hypocrisie ». Ne nous y trompons pas, dans les esprits d’une génération, qui n’a ni passé ni avenir, qui vit dans le ressentiment, amplifié par les discriminations, ce type de simplification fait des ravages auprès d’une minorité à la recherche d’une réponse qu’elle ne trouve plus dans la modernité et l’individualisme. En disant cela, encore une fois, je ne justifie rien, mais je cherche à expliquer pourquoi l’EI prospère sur nos faiblesses et, particulièrement, celles de la gauche qui ne parvient plus à produire ce grand récit d’une société meilleure et moins injuste.
3. L’autre tour de force de l’EI est de proposer les moyens de cet imaginaire et de ce grand récit ; c’est-à-dire de répondre au besoin d’expériences radicales et aventurières. Dans le processus de radicalisation, la violence passe d’abord par l’écran, mais elle est aussi à la portée de chacun, dans le réel : Un voyage en Turquie et l’on peut devenir un soldat du Califat, en apprenant à manier de vraies armes qui ne sont plus celles de la play-station . Pour certains jeunes mâles de 15 à 25 ans, la violence répond à un besoin de compenser leur mal de vivre par un engagement violent et frontal. Elle commence souvent par son contraire : l’engagement humanitaire. Au début, on cherche à se porter aux côtés des victimes par procuration, en regardant sur les écrans les souffrances du peuple syrien, les massacres perpétrés par Assad ou par les bombardements mais, comme l’histoire nous l’a appris, le nihilisme est souvent la réponse à ce désir d’engagement total de la jeunesse à sauver le monde. Il faut lire les récits croisés de deux militants de la guerre d’Espagne, l’un fasciste, l’autre communiste, dans « Gilles » de Drieu la Rochelle, pour comprendre ce désir irrépressible de pulsion mêlée de vie et de mort pour comprendre ces motivations. La force de l’EI est de fusionner le nihilisme et la foi. La vérité par la violence a toujours été une arme de destruction massive.
Comment ne pas comprendre, dès lors, que la guerre asymétrique menée par le djihado-fascisme, fragilise au plus profond la cohésion d’une société déjà malmenée par une crise longue de plusieurs décennies. Je n’ai pas plus de réponse que d’autres à ces questions qui nous taraudent, mais je suis certain que les réactions essentialistes, les postures martiales ou la seule répression, même nécessaire, ne serviront à rien d’autre qu’à alimenter le terreau fertile sur lequel prospère l’EI .
Dans les années 70, nombre de jeunes européens ont soutenu les folies de la révolution culturelle maoïste ou du polpotisme du Kampuchéa démocratique. De la Bande à Baader aux Brigades rouges, le désir d’engagement violent s’habillait d’une langue de bois marxiste. Si cet embrasement se consuma par lui même, c’est que l’illusion messianique était faible et que nous vivions à l’époque avec une espérance folle dans le Progrès infini ; elle est révolue. Nous avons besoin de retrouver de nouveaux idéaux, ce que d’aucuns appellerons de nouvelles croyances, ce que j’appellerais plus simplement, une raison d’espérer autre qu’un taux de croissance ou le rappel intemporel à la République de Clémenceau et de la Chambre bleu horizon de l’ordre.
Si le drapeau, l’hymne et les trois principes de liberté, d‘égalité et de fraternité font fureur ces temps-ci, c’est qu’ils ne nous rappellent pas seulement le temps où la nation était menacée par des conflits avec ses voisins immédiats, mais celui où une jeunesse rebelle au despotisme était prête à se sacrifier, à s’insurger contre les injustices. C’était le temps de la Révolution française, de la promesse d’un autre monde, où tout était possible, où l’on n’avait besoin ni de Roi, ni de Calife, ni de Dieu, ni de Maitre. Entre Bastille et République, on ne partageait qu’une seule volonté: construire ensemble un avenir commun.
Noël Mamère.
Le 23/11/2015