Le 4 août 1914, au premier jour de l’une des plus grandes tragédies de notre histoire européenne, le philosophe Henri Bergson écrit qu’elle lui apparaissait, avant la date fatale, « tout à la fois comme probable et comme impossible ». Près d’un siècle plus tard en Ukraine, alors que « l’impossible » devenait de plus en plus « certain », nous avons persisté à croire qu’il ne s’accomplirait pas. Ce déni a plus à voir avec les intérêts des Etats qu’avec la naïveté.
Poutine a mis le feu au monde et nous semblons nous accommoder de cette force brute comme nouvelle modalité des relations internationales. Notre égoïsme et notre obsession de maintenir à tout prix un mode de vie et de consommation dépendant pour partie des hydrocarbures de Poutine, nous font abandonner un peuple déjà meurtri par l’histoire. Nous le livrons à la sauvagerie d’une armée qui a déjà commis des crimes contre l’humanité en Tchétchénie et en Syrie. Par peur de représailles sur nos besoins en énergies fossiles, nous ergotons sur le périmètre des sanctions à imposer au régime clanique et mafieux du maître du Kremlin. Face à un homme qui prétend « dénazifier » l’Ukraine, nous nous comportons comme des « Munichois », symbole de la lâcheté des Nations devant « l’impensable » qui s’est réalisé dès 1938. Drôle de clin d’œil de l’histoire !
Contrairement au « narratif » que l’on nous répète à longueur d’antennes, ce n’est pas la crainte d’une menace nucléaire qui nous rend si frileux face à l’ogre de Moscou ou qui nous fait préférer « l’exfiltration » du président ukrainien à un soutien logistique et politique. C’est la peur d’un « choc énergétique » qui nous obligerait à entrer dans une logique de sobriété contrainte. Cette guerre d’annexion d’un pays souverain au cœur de l’Europe est aussi une guerre de l’énergie. L’une ne peut et ne doit pas être séparée de l’autre. Cette invasion rappelle que nous vivons dans un environnement écologique et géopolitique dangereux qui ne date pas d’aujourd’hui, ce que les écologistes répètent sans être entendus. Dans une sorte d’aveuglement suicidaire, les Etats, même démocratiques, continuent à ne pas prendre la mesure de l’ampleur de la crise écologique et découvrent, effarés, leur dépendance aux fascismes fossiles.
La chute du Mur de Berlin fut interprétée par certains comme « la fin de l’histoire », trente trois ans plus tard, elle reprend son cours tragique. Elle agit comme le révélateur des fragilités de nos vieilles démocraties, souligne la vulnérabilité de l’espèce humaine et démontre surtout notre incapacité à « penser l’impensable ». C’est ce qu’écrivait en 2002 le philosophe Jean-Pierre Dupuy dans son indispensable « Pour un catastrophisme éclairé, quand l’impossible est certain ».
La malheureuse Ukraine en est la métaphore la plus aboutie. L’Ukraine, c’est Tchernobyl, quand « l’impossible » est devenu « certain » et que l’Europe a été menacée d’un hiver nucléaire que l’on croyait réservé à « l’équilibre de la terreur ». L’explosion de la centrale nucléaire en 1986, a ébranlé les certitudes techniciennes, « l‘impensable » nous a sauté aux yeux, aussitôt refermés pour éviter d’affronter le vertige promis par le dérèglement climatique et l’effondrement de la biodiversité. Nous en sommes là, installés dans le temps des catastrophes en chaine qui suscitent des effrois répétés, avec l’émotion comme seule réponse à une question existentielle.
Cette tragédie provoquera-t-elle enfin un réveil collectif ? Fera-t-elle comprendre que guerres et climat sont liés ? Ne pas agir serait porter le fer contre nous-mêmes et créer les conditions de « l’impensable » chaos.
Noël Mamère. Ecologiste