Nounours du Vercors
Ex journaliste de terrain et de tanière
Abonné·e de Mediapart

99 Billets

1 Éditions

Billet de blog 1 oct. 2022

Nounours du Vercors
Ex journaliste de terrain et de tanière
Abonné·e de Mediapart

Un été 22

Guerre à l'est. Vacances à l'ouest. Retour sur l'insouciance apparente d'un été breton...

Nounours du Vercors
Ex journaliste de terrain et de tanière
Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Un été 22

Illustration 1
© Patrice Morel


Cʼest la guerre. Pas loin. Deux mille bornes. Trois heures de vol. Un illuminé aux yeux fixes et pervers se prend pour lʼordure à petite moustache. Des gens meurent. Des femmes, des hommes, des enfants, des familles entières. Des villes sont rasées. Des fosses sont ouvertes. Des charniers découverts. Le cinglé du Kremlin rejoint dans lʼabject le psychopathe de Berlin. 
Cʼest la guerre. Pas très loin. 
Alors on a peur. On frémit. On stocke. On prie... 
Une dizaine de jours !

Illustration 2
© Patrice Morel


Et puis, lentement, honteusement, on sʼéloigne, on évite, on détourne, on occulte, on baisse la vue, on regarde nos pieds... 
Les miens sont larges. Rustiques. Raboteux. Ils ont 70 ans. Ils vont en cadence. Sur le bitume, au fil des hameaux gris et fleuris, dans les herbes sèches des prés salés, sur le sable aux coquilles vides, dans lʼhumide reflux des vastes marées, à travers les landes à «queues-de-lièvre», parmi les chardons hargneux et les immortelles à senteur de miel ... 
Mes pieds sʼenfuient ! A lʼouest, à lʼopposé. En couple. En solitaires. En sneakers. Solidaires.
Cʼest devenu une habitude, un rituel, presquʼun sacerdoce : je marche, jʼaligne les kilomètres, un brin poète, un grain zombie, lʼoeil dans le merveilleux, le nez dans les fragances, mais lʼencéphale noyé dans un podcast historique de France Culture, dans une playlist très zen de FIP, ou dans le «Blues and Rock» de Oui FM : Mayall, Joplin, ou Clapton ponctuent et relancent lʼenjambée.

Illustration 3


Il faut que je vous dise : jʼai cassé le nourrain, brisé le porcelet ! Je me suis offert un beau casque audio, à réduction de bruit, pas donné, mais propre à rendre lʼeffort désirable, captivant, pertinent, passionnant... addictif ! Ainsi, jʼajoute de lʼévasion à lʼévasion, de lʼinstructif au figuratif, de la musique au bucolique, du gros son au gros sel :)
Cʼest double ration !
Ce jour là pourtant, presquʼen en bout de parcours, jʼai enlevé le casque, posé les oreilles. Cʼétait fin juillet, face à la pointe de Pen Hir, dans le cinémascope dʼun soleil déclinant sur la mer dʼIroise. 
Nino venait de me balancer «le Sud» dans les esgourdes : «un jour ou lʼautre il faudra quʼil y ait la guerre, on le sait bien, on nʼaime pas ça, mais on ne sait pas quoi faire, on dit cʼest le destin ...» 
La guerre comme une fatalité, le conflit comme une finalité, les ruines, la charogne, lʼeden envolé, tout cela dans les mots de Ferrer, le suicidé magnifique...
«On aurait pu vivre plus dʼun million dʼannées, et toujours en été ....»

Illustration 4
© Patrice Morel


Je me suis assis dos à la dune. Jʼai observé la longue bande sablonneuse et les vagues roulantes. The beach. My beach. Encore animée en bout de journée. Avec les mômes et leurs châteaux, les équilibristes et leurs planches, les acrobates et leurs voiles, les amoureux et leurs baisers. 
Ici le temps dure très longtemps... 


«Il y a plein de chiens, il y a même un chat, une tortue, des poissons rouges, il ne manque 
rien ...»

Alors, jʼai pensé au film «Un été 42», de Robert Mulligan, lorsque lʼinsouciance et lʼamour faisaient fi du massacre en cours. Et lorsque la mort rattrapait son retard au bout du scénario, sur cette île de Nantucket, tout là-bas, qui se planque derrière le couchant, plein ouest, plein océan, far behind the sun. 
Aujourdʼhui, au plus fort de lʼété 22, en presquʼîle de Crozon, la quiétude qui sʼaffiche semble tout à coup illusoire. Est-elle réellement sincère ? Ces couples qui flânent, ces silhouettes qui voltigent, ces corps qui jouent dans la vague, sont-ils remplis dʼinsouciance ? Ont-ils le bonheur dans la peau, espèrent-ils toucher du doigt ou de lʼâme le septième ciel ? Et tous ces anges qui construisent des forteresses fragiles avec leurs pelles et leurs seaux ne seront-ils pas bientôt la proie de lʼogre à gueule de cire ?
Vivre et ne pas penser... 
Etre, avoir, prendre, jouir...
Perdre de vue...

Illustration 5
© Patrice Morel


Je me suis relevé avec ces pensées mauvaises, jʼai remis le casque, sorti mon portable, effleuré lʼécran, cherché «un été 42, musique de Michel Legrand», puis je suis remonté vers le hameau, lentement, à travers la bruyère mauve et le maquis profond. Les notes du piano et la voix sourde ont caressé la lande, survolé la falaise, pris de la hauteur, avant de sʼéchapper vers lʼocéan et lʼhorizon flamboyant... 
Cʼétait un jour de juillet, plage de Kersiguénou, au bout du Finistère, pas si loin de Kiev, 
pas si loin de Nantucket. 
En zone libre .
https://www.youtube.com/watch?v=93G3uxkMmHU

Illustration 6
© Patrice Morel

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Bienvenue dans Le Club de Mediapart

Tout·e abonné·e à Mediapart dispose d’un blog et peut exercer sa liberté d’expression dans le respect de notre charte de participation.

Les textes ne sont ni validés, ni modérés en amont de leur publication.

Voir notre charte