Chemin du 2 janvier 2021
Page blanche

L’an nouveau s’installe, un album vierge est à remplir. Celui qui se présente succède à un noir manuscrit, chargé de ratures et tâché d’encre indélébile. 2020 fut un vilain brouillon de vie commune, un cahier d’humanité mal imprimé et piétrement relié, saturé de mots définitifs, de morts anticipées, de cris macabres, d’écrits morbides, de maux sépulcraux, de silhouettes funèbres en processions planétaires, et d’employés furtifs chargés d’inhumations solitaires.
Les croque-morts ont eu du boulot, eux, l’industrie du cercueil aussi !
Alors, que faudra-t-il écrire, dessiner, peindre sur le nouveau livre qui s’ouvre ?
L’angoisse ou l’attraction de la page blanche remonte à l’école primaire. C’est l’âge où il faut se lancer, se raconter, se livrer, tenter de mettre sur le papier des impressions vécues, des moments de vie personnels ou aperçus : «racontez vos vacances, décrivez votre promenade préférée, parlez de votre animal adoré ...»
On n’oublie jamais les enthousiasmes ou les sueurs froides provoqués par ces rédactions que le maître imposait à toute la classe. Que décrire, que dépeindre, que relater, que rapporter, que confier, que révéler ?

En ce 2 janvier 2021 je me sens un peu ramené à cette situation d’enfance, quand le manque d’expérience de la vie ne pouvait faire jaillir des mots d’avenir sur nos cahiers d’écolier, à grands ou petits carreaux.
Un jour, l’instituteur nous avait demandé : « comment voyez-vous l’an 2000 ? »
Et il fallait remplir une page entière, au-moins. C’était le temps du progrès, des nouveautés, du frigidaire qui débarquait, des voitures toujours plus belles, alors les mômes de 1958 que nous étions voyaient des bagnoles en l’air, des fusées vers la lune ou Saturne, des hommes volants, des trains électriques longs comme en Amérique, fendant la campagne et la montagne à toute vitesse, tels le Transperceneige de Rochette ...
Aujourd’hui, si le père Oudot (c’était notre instit !) nous demandait simplement «comment voyez-vous 2021 ?» je crois que nous serions très embarrassés ...
Et la page blanche le resterait un bon moment.

Tout a changé si brusquement dans nos vies. Comment envisager l’imprévisible ?
Autour de moi, la neige enveloppe le Vercors, elle s’allonge paresseuse sur les branches solides et dénudées de mon orme, elle transforme en peignes blancs les extrémités fragiles des bouleaux, les grandes forêts sont en vitrine comme une pâtisserie géante recouverte de sucre glace, il y a de l’ouate dans l’air, ça je peux le décrire, ça c’est éternel, c’est un confort, une consolation, un refuge, mais demain, hein, comment concevoir demain, comment appréhender ce futur proche, malade et déroutant ?
En fait, je crois que la réponse est là, sous mes yeux, dans cette nature que certains redécouvrent et qu’il va falloir respecter désormais sous peine de mort globale et mondialisée.
Ce matin, je me suis enfoncé dans la poudreuse et je suis allé jusqu’à l’érable qui pousse devant la maison ; j’ai suspendu des boules de graisse pour les mésanges acrobates, assez loin des branches solides afin que les pies lourdaudes ne puissent bouffer en trois coups de bec cette pitance de complément.
De la fenêtre de la cuisine, je pourrai voir le ballet des belles voltigeuses et j’oublierai à ce spectacle réjouissant les malheurs du monde, le virus, les masques, les prêcheurs, les menteurs, les ministres, les sinistres...
La page blanche est autour de moi. Elle se remplit seule. Je me fous de 2021. Je suis un moine de la Grande Chartreuse. Contemplatif. Silencieux. Sobre.
Quoique... Vous avez dit Chartreuse ?
