Routes de l'insomnie

Chemin du 6 décembre 2020

Routes de l’insomnie

«Cinq heures du mat’, j’ai des frissons ...»

Quand on a le crâne dégarni et que l’on dort dans une chambre à dix ou treize degrés, il y a toujours un moment dans la nuit où le contraste s’accentue entre tiédeur d’en bas et fraîcheur d’en haut. Comprenez, entre un corps bien au chaud, alangui sous la couette, et le ciboulot refroidi, à l'étage, sur l’oreiller. Cet écart au thermomètre entre brioche et caboche m’a fait comprendre l’utilité du fameux bonnet de nuit et l’usage qu’en faisait jadis mon pépé.

Bref, il est cinq heures, je m’éveille, vaguement glacé du bourrichon, et pas de bonnet bobo cachemire à portée de pogne. Le noir est bizarre. Pas comme d'hab. Il détonne. Le silence aussi m’étonne. Il est plus profond et ouaté qu'à l'ordinaire.

«Seul sur le lit dans mes draps bleus froissés, c'est l'insomnie, sommeil cassé...»

Et puis il y a cette légèreté dans l’air, avec une odeur qui semble venue de l’enfance, exhalaison sans définition, mais vraie sensation de retour aux sources : « Eho, sortez du lit les mômes, il a neigé cette nuit » !

«Chacun fait, fait, fait

C'qu'il lui plaît, plaît, plaît ...»

Les images affluent, la cervelle dégèle, je ne suis pas dans ma chambre enfantine mais l’émoi et le bonheur sont là, les dessins remontent à la surface, ceux que l’on coloriait avant dix ans, avec une maison carrée, un toit blanc, une fumée sortant de la cheminée, des sapins chargés de poudre, le chemin sinueux un peu gris, un peu transparent, et encore du blanc, plein de blanc, nom de dieu, mais ça sent la neige, sors du pieu kiki, tu n’as pas école ce matin, t’as soixante-huit balais, fais craquer les articulations, bouge de là, décoince la rotule, mobilise les arpion, allez, ouvre les volets !

«L'précipice est au bout

L'précipice on s'en fout .. »

Je prends un coup de fouet au visage. Il glace ! La nuit est chargée d’étoiles. Une lune à moitié pleine éclaire la montagne. Comme en plein jour. Tout est vierge, immaculé, argenté. Des diamants sont posés dans les prés. Les épicéas croulent sous la belle et bonne blanche. Enfariné je suis, mais dehors c’est puissance gourmandise : une couche épaisse de sucre glace recouvre le gâteau ! A déguster derechef, sans barguigner ...

«Toutes les étoiles qui brillent

Qu'est'ce z'ont à m'dire, les étoiles?

Six heures du mat', faut qu'j'trouve à boire

Liqueur forte ou café noir ...»

Pour moi, ce sera café noir puis pelle à neige ! Une vieille habitude : jouer les gros bras à l’heure où le premier engin à étrave déboule tous feux éclairés dans la montée verglacée.

Nous sommes le 5 décembre 2020. En plein frimaire, troisième mois du calendrier républicain et révolutionnaire. Cela dit, décembre, c'est surtout le mois anniversaire de grands moments impériaux : 1804 sacre de Napoléon 1er, 1805 victoire d’Austerlitz, 1851 coup d’Etat de Louis Napoléon Bonaparte, 1852 proclamation du Second Empire , rien que ça !

Ma victoire à moi, mon coup d’état, mon coup d’éclat, c'est d’être là, dans la nuit blanche, à respirer du nez, à faire la trace, à déblayer devant la chaumière, à ouvrir la porte du garage, et puis enfin, dans l’aube bleue et givrée de vous emmener à mes côtés sur les petites routes du canton, avant tout le monde, dans les paysages rêvés de l’âge pur, au coeur de ces cartes postales en relief, surchargées de neige, de brillance, et d’innocence.

Vous y êtes ? Allez, c’est parti !

« Et vous êtes rentré comment?

Dans ma voiture

Oh ! Y'avait toujours l'même air à la radio

Chacun fait, fait, fait

C'qu'il lui plaît, plaît, plaît...»

( Avec le concours du duo «Chagrin d’amour» auteur du titre «chacun fait (c’qui lui plaît)», en 1981)