Chemin du 6 mai 2019
La citadelle du capitaine
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Lundi 6 mai 2019, ma fenêtre s’ouvre sur ce paysage toujours inspirant, sans cesse renouvelé, remodelé, mis en clarté et en relief par les caprices du ciel.
Le village là-bas, est blotti au pied de la roche, sous les sapins, comme au creux d’un berceau. C’est un trompe-l’oeil : la montagne qui découpe le ciel, tombe de l’autre côté, directe, abrupte, verticale et vertigineuse, sur l’agglomération de Grenoble. Depuis la grande ville on a l’impression de voir un château fort avec ses remparts dominant la fourmilière humaine. Mais sur le plateau, sous mes yeux, les formes sont douces, les prairies tendres, le quotidien paisible.
Quand la couronne rocheuse est encore couverte de sucre poudre, comme c’est le cas ce jour, me reviennent fréquemment les premiers vers d’un poème signé Jean Prévost, écrit à quelques kilomètres d’ici. La guerre faisait rage dans les vallées, mais le massif était encore épargné :
«Le ciel calme est beige
Et la neige
Adoucit les bords
du Vercors»
Le journaliste et homme de lettres, résistant de la première heure, avait pensé que cette citadelle près du ciel, serait un théâtre idéal de rébellion face à la barbarie nazie. Avec son ami grenoblois, l’architecte Pierre Dalloz, il avait mis sur pied une stratégie de lutte armée : le plan «Montagnards». A la tête d’une compagnie civile dans le maquis, Jean Prévost se fit appeler Capitaine Goderville, du nom de son village d’enfance en Normandie. Son plan était sensé. Il avait raison sur le fond. Tout était réuni pour que le Vercors devienne la scène d’une épopée victorieuse.
Mais la forme que prit la pièce, son issue fatale, ses fusillés, ses massacrés, transformèrent l’aventure envisagée en tragédie. Tué dans une embuscade le 1er août 1944, Goderville fut l’une des huit-cents victimes de ce drame qui s’inscrit encore dans la «chair» du Vercors.
Soixante quinze ans plus tard, j’ai toujours Jean Prévost à l’esprit quand je parcours les sentiers de cette montagne héroïque et douloureuse. Il fut l’un des rares intellectuels français à faire le choix des armes, les autres se taisant, s’écrasant, se cachant, ou collaborant.
Quel est donc le rôle d’un intellectuel en temps de guerre, ou en périodes de troubles ? Sa voix et son art portent plus que ceux d’un simple citoyen. Certains s’engagent en mots et en musique. D’autres s’engagent totalement, et concrètement : ils prennent le maquis. Ils sont rares. D’où la reconnaissance que je porte au «capitaine Goderville», à jean Prévost, ce quasi inconnu aujourd’hui, mais très célèbre à son époque, et qui avait conscience de son destin, quelques jours avant sa mort :
«Pas un regret ne m’importune,
Je suis content de ma fortune
J’ai bien vécu
Un homme qui s’est empli l’âme
De trois enfants et d’une femme
Peut mourir nu »
Au mémorial de Saint-Nizier-du-Moucherotte, la tombe du capitaine lettré frappe par sa modestie : un rectangle de graviers, une croix blanche, à côté de celles toutes identiques de ses camarades de combat, sous l’ombre des sommets, dans le froid et une certaine indifférence, hélas.
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Mais l’homme n’y verrait pas outrage. Il écrivait au moment de s’engager en résistance, dans son «Petit testament» :
«Pas d’étendard avec ma chiffe
Que l’officiel et le pontife
Taisent leur bec»