Chemin du 10 février 2019
Solitude

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Marcher, avancer sous les branches, cheminer, se perdre dans les bois, s’arrêter, ressurgir en clairière, l’esprit vide, les neurones en vadrouille, suivre les sentiers, piétiner dans la boue, s’enfoncer dans la poudre, c’est l’escampette de 17 heures, entre neige et flotte, ornières et congères...
Une sortie crépusculaire, une habitude lointaine, une manière régulière de vider le disque dur. Je fais cela depuis des lustres, comme suspendu, perché entre clarté et ténèbres.
Avant c’était pour évaporer les journées travaillées, sortir du tunnel civilisé, oublier le trafic, embrumer les tracas, jeter un voile sur l’impudeur sociale.
Aujourd’hui, job oublié, hiérarchie envolée, colères enterrées, c’est pour mesurer l’impasse à venir, envisager le «no future», philosopher à la petite semelle .
Je poursuis donc sur ma lancée, pas à pas, sous la futaie, dans les prés, j’arpente, je déambule, j’erre, je rôde ...
Et puis soudain !

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Il est là, devant moi, au centre exact de l’éclaircie, droit et solitaire. Je le reconnais, il me salue, c’est mon pote, il est fidèle, ami non virtuel, confident éternel. C’est lui qui chaque fois me sort de la torpeur, m’extirpe de cette langueur collée au crâne et aux basques. C’est lui qui m’éclaire le ciboulot à l’instant de la bascule, entre chiens et loups, à la presque nuit, à la presque peur .
Il est montagnard et résistant : pin des cîmes, pin à crochets. Il a su me ferrer, me harponner. Cet arbre est un chevalier d’altitude, noble et protecteur. Végétal debout, il m’accueille couché dans son ombre à la belle saison, et m’enveloppe de sa cape aux jours furieux.
Comme ses semblables, ils sont des milliers dans mes parages, dispersés en limite d’alpage, rustiques et altiers, robustes et vulnérables, mais le mien est un drôle d’enraciné : il a un côté Don Quichotte, efflanqué et disposé au combat, élancé et prêt à l’envol. Il est étoffé sur sa gauche et décharné sur sa droite. Il est dru en aval, il manque de ramure en amont : peut-être un coup de pied au cul reçu puissamment, un court-jus, un éclair, un coup de tonnerre pris sur ses arrières, mais bon, c’est mon coup de foudre à moi :
«ma vieille branche de campagne, mon seul arbre de Noël, mon mât de cocagne» comme chantait Brassens.
Grâce à cet immobile et organique camarade, j’ai vécu un moment miraculeux il y a quelques années : il faisait chaud, c’était la fin du printemps, un début d’après-midi voluptueux. Je m’étais endormi contre son tronc, tranquille comme Baptiste, bienheureux comme Alexandre, lorsqu’un bruit léger m’avait sorti des rêves, un froissement d’herbe... Devant mes pieds, à quelques mètres, une biche immobile me regardait, étonnée. La rencontre n’a duré que dix secondes, peut-être quinze. Mais cela reste une éternité.
De ce jour, je parle à mon arbre, partenaire de magie. Je lui demande s’il va bien, s’il ne stresse pas trop dans sa solitude aérée, s'il attire toujours les bichettes malgré ses rides et son feuillage clairsemé. Vous allez dire que c’est un peu idiot, mais c’est comme ça. Il a beau être écorcé vif, dur de la feuille, c’est un vieux solitaire et il me comprend ! Je vous souhaite donc semblable tête à tête et pareille amitié !

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