Chemin du 25 janvier 2019
Emiliano, tombé du ciel ...

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« J'ai mis du vent sous mon chapeau
J'ai mis du tango sur ma peau
J'ai mis du son
J'ai mis du silence et de l'eau ...»
Bashung chante toujours, outre-tombe, tendrement, c’est une voix sombre qui m’étreint entre sable mouvant et mousse marine. Il chante «Montevidéo» et je pense Amérique Latine. Il dit le tango, le silence, l’eau, et je pense Emiliano .
Depuis mardi je marche sur la longue plage plate, assommé par le ciel-enclume, gris, noir, ébloui par l’eau-tumulte, blanche, miroir...
Le crépuscule accompagne les grandes marées. L’horizon remue. Les falaises sont rabotées, c’est un tableau dantesque. Alors il m’est impossible de ne pas penser à ce garçon de 28 ans tombé du ciel dans l’immensité sinistre et bouillonnante.
C’était lundi vers 21h. En face de chez moi il faisait un temps de chien sur le raz de Sein. Le phare d’Ar-Men était invisible. Le vent furieux emportait du grésil par secousses, les poutres du toit craquaient, la nuée ronflait dans le conduit de cheminée, j’entendais la nuit hurler, l’océan gueuler, il ne fallait surtout pas plonger dans ces ténèbres là. Surtout pas. Je l’ai pensé fortement, car souvent les hélicoptères de la navale font des manoeuvres nocturnes au-dessus de ma tête et de la mer d’Iroise.

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Or, ce lundi soir, pas très loin, un agent de joueur a voulu que le footballeur nantais en partance pour le Pays de Galles prenne les airs dans un coucou branlant et hoquetant. N’importe quel pilote censé aurait refusé de se lancer dans cette obscurité inquiétante, au manche d’un si frêle engin, avec une telle météo. Mais voilà, le foot business n’attend pas ....
Emiliano Sala, disparu en mer, perdu corps et bien, à 21h20 au nord de Guernesey. Je ne peux m’enlever du crâne les derniers mots du buteur argentin : « je suis dans l'avion, on dirait qu'il va tomber en morceaux, et je pars pour Cardiff. Si dans une heure et demie vous n'avez plus de nouvelles de moi, je ne sais pas si on va envoyer des gens pour me rechercher, parce qu'on ne va pas me trouver, sachez-le. Oh là là, qu'est-ce que j'ai peur !"
Guernesey ! L’île aux fantômes où sévissait la bouche d’ombre hugolienne, et où Victor l’exilé écrivait que «l’homme en songeant descend au gouffre universel ...»
Combien de marins ? Combien de capitaines engloutis ? Bien des corps, bien des âmes ! Quand on chemine sur les sentiers de côte, sur les landes, sur les dunes, quand on enfonce ses pieds dans le rivage fluctuant, et que l’opacité gagne, que la tempête s’en mêle, le cerveau lui aussi s’emmêle, en tout cas le mien. Et c’est un cortège d’ombres qui défile dans la caboche ; des aviateurs : Saint-Exupéry, Nungesser et Coli ; des marins : Bourgnon, Colas, et Tabarly, oui le grand Eric noyé en pleine nuit, face au Pays-de-Galles, lui aussi ; et des misérables, bien évidemment, tous ces inconnus engloutis par milliers, venus de Syrie, d’Ethiopie ou d’ailleurs...
Je vous plombe un peu le moral ? Bah, demain je vous raconterai janvier et les petites fleurs déjà présentes sur le littoral, les camélias, les pâquerettes, (oui les pâquerettes j’en ai croisées ces jours !), et pour toi Emiliano ce sera de l’or, comme ton maillot des canaris nantais, l’or piquant des ajoncs épineux, et l’or fraichement soyeux des inules perce-pierre qui poussent en buissons de soleil malgré l’hiver. Je t’ai vu Emiliano, de près, fin novembre, sur la pelouse de Geoffroy Guichard. Tu m’impressionnais. Je t’aimais bien comme joueur . Hasta la vista muchacho !

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