Chemin du 15 janvier 2022
Un hiver au poil !
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La nature commande. C’est elle qui propose et dispose. Nous la magnifions, mais c’est elle qui signe la photo. Nous la maltraitons, mais c’est elle qui aura notre peau. Voilà où j’en étais de ma réflexion en ouvrant les volets ce matin sur un paysage blanc et pailleté, émergeant de ma nuit sur un puits de blancheur, dans un froid de congélateur.
Immédiatement j’ai su, au nez, au pif, au tarin, que nous étions descendus sous les moins quinze degrés. J’en avais fait l’expérience en Norvège pendant les Jeux olympiques de Lillehammer en 1994. Les skieurs de fond et les biathlètes se gelaient l’entrejambes par moins vingt-cinq pendant les courses, et nous autres observateurs avions les poils de la péninsule raides comme les piquants d’un hérisson.
Ce phénomène nasal débutait aux environs de moins onze, moins douze, quand le renifloir fumant devient bouquet d’échardes, appendice à barbelés, narine à chevaux de frise.
C’est très bizarre d’avoir un obstacle anti débarquement au milieu de la binette ! Surtout quotidiennement, pendant près d’un mois .
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Alors, tout à l’heure, en poussant les persiennes, je riais tout seul, revoyant nos tronches figées et frigorifiées de 1994, au bord des pistes, vrai catalogue en ligne de chez Picard, pas le skieur, mais le champion du surgelé.
Dans les Alpes pourtant, à moyenne altitude et au siècle dernier, il n’était pas exclu d’avoir périodiquement la pilosité en cristal, le nez bleu comme un sérac, prêt à se briser. Le phénomène existait, moins fréquent que chez les Vikings, mais bien réel. Or, ce baromètre naturel n’est plus de mode, il a presque disparu. Ce thermomètre à fleur de pif semble appartenir au passé. L’expérience devient épisodique, anecdotique. La moyenne montagne se contente de petits moins dix au mercure quand ces massifs se figeaient régulièrement par vingt degrés sous zéro avec des chutes à moins quarante chez les jurassiens du val de Mouthe.
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Certains matins des années 90 je me souviens avoir emmené mes filles au collège de Villard-de-Lans dans un paysage de Bérézina : le compteur de la Clio affichait moins 23 degrés, et même moins 25, au «pont des âniers», lieu où la rivière côtoie la chaussée. La Bourne charriait alors des glaçons, exhalait sa vapeur dans l’aube bleue et vernissée.
Pas très loin de là, lors d’un reportage hivernal hyper matinal, j’avais testé la résistance d’un collègue ingénieur du son. Il me harcelait avec ses vannes régulières sur le Dauphiné trop froid à son goût, et ses références permanentes au soleil, au sud, au Maroc. Dans le brouillard glacé, avant les premiers rayons, un peu énervé, j’avais stoppé la voiture au hameau de Bouilly, le mal nommé, puis côte à côte, immobiles dans la poudreuse, nous avions tenté de percer les mystères sonores à peine audibles du paysage engourdi, de la rivière fumante, et des sapins pétrifiés. Cela nécessite un brin de patience et de persévérance. Il en est sorti vitrifié ! Il m’en parle encore.
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Me revient aussi en mémoire ce début de l’année 1985 lorsque la France entière fut paralysée par l’hiver. Cela dura trois semaines. Quarante centimètres de neige avaient recouvert Nice. Une majeure partie du pays avait subi des températures de moins vingt degrés. Dans les montagnes c’était la banquise. Les rivières ne bougeaient plus. Les voitures garées en extérieur ne pouvaient démarrer, l’essence pailletait, le gas-oil se transformait en béton. Je me souviens avoir dormi dans un hôtel du Vercors baptisé «la glacière», à Corrençon. Depuis, l’établissement a changé de nom ! Cet épisode climatique avait provoqué une surmortalité de 9000 personnes en France. Mais cela faisait partie des rigueurs acceptées par la population.
Aujourd’hui une météo vaguement nordique, un froid établi à peine sous zéro, provoquent le branle-bas de combat, l’affolement général. Les chaînes d’information en continu montent au front et les reporters de cette nouvelle guerre froide, ces as du micro-trottoir et du plateau de situation, en bottes et doudoune de marque, déclenchent des avalanches de commentaires transis. «La France a peur, la France grelotte ! »
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Pour ma part, j’aimerais avoir très souvent les poils du museau gelés, le duvet des naseaux à l’horizontale, le promontoire paralysé. Cela prouverait que le climat reste stable, avec ses saisons bien marquées. Hélas, le crin demeure soyeux, le pelage lisse, le groin tempéré, et la goutte au nez ne me sert plus de glaçon dans le whisky du bar d’altitude.
Nous voyons l’hiver s’adoucir, les Bossons et la Mer de glace reculer, l’Arctique se diluer, l’Antarctique se désarticuler. Cela me fout de mauvais poil. J’ai la fibre rebelle, la toison insurrectionnelle !
La nuit prochaine, on annonce enfin de vrais frimas, une grande froidure. Dès l’aube je sortirai donc dans la brume glaciale. J’irai glisser sur les traces luisantes, en quête de ma schnouff, le blair droit devant, fumant du mufle, toute vapeur expulsée, locomotive dans la steppe sibérienne ! Et que le poil se dresse, que le blase me pèle !
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