Chemin du 21 février 2025
On dirait le sud

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Désormais la saison bénie débarque mi-février. En montagne, la lumière change et l’or blanc se barre. Les prés accueillent déjà le lisier. Quelques crocus tentent d’échapper à l’asphyxie. Une bande de chamois affamés a choisi de brouter sous mes volets. La mésange commence à bouder la graisse en boules. Les vacanciers en meute déboulent. Il est temps de filer vers le sud.
Il y a une vingtaine d’années, ma destination azurée se décidait en période pascale c’est à dire après la chasse aux oeufs, les asperges, le gigot d’agneau et les pommes-de-terre nouvelles.
Maintenant, l’envie provençale s’impose au coeur de l’hiver. Les temps changent !
C’est inquiétant….
Il est pourtant nécessaire, vitamine D oblige, de quitter l'altitude lavasse pour aller taper dans le bleu : prendre la route des Alpes par le Trièves, saluer au passage le Mont Aiguille, franchir le col de la Croix Haute, puis descendre la vallée sauvage du Buech, rejoindre Sisteron, Manosque et respirer la terre de Giono …
Les Dauphinois vous diront qu’il s’agit là d’une forme de pèlerinage annuel, souvent familial.

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Dans la voiture le refrain qui revient toujours est la chanson de Nino Ferrer, fredonnée en choeur, ou en solo :
« C'est un endroit
Qui ressemble à la Louisiane
À l’Italie … »
Inconsciemment, cette mélodie s’impose, couvre le bruit du moteur, transforme la nature qui défile en géode du bonheur, écran sans limite, cinéma paradisiaque.
« Il y a du linge
Étendu sur la terrasse
Et c'est joli… »

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Après Sisteron, le plateau de Valensole aligne ses rangs de lavande séchés et bruns jusqu’à l’horizon neigeux. C’est magnifique. On s’arrête là. On achète de l’huile d’olive dans une ferme isolée.
A Moustiers-Sainte-Marie on boit un jaune. Au lac de Sainte-Croix on casse la croûte. Dans les gorges du Verdon on chope le vertige et les frissons.
Dans les hauts villages provençaux accrochés aux rochers on se balade, on bade, on baguenaude …
« Y a plein d'enfants
Qui se roulent sur la pelouse
Y a plein de chiens
Y a même un chat
Une tortue, des poissons rouges »
Il ne manque rien…"

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Et pourtant, depuis toujours, ce poème lumineux signé Agostino Arturo Maria Ferrari, alias Nino Ferrer, me trouble après m’avoir ravi. Ce n’est pas un texte tout rose. Car en bout de ligne vient toujours ce couplet très sombre qui voile brusquement le soleil :
« Un jour ou l'autre
Il faudra qu'il y ait la guerre
On le sait bien
On n'aime pas ça
Mais on ne sait pas quoi faire
On dit "c'est le destin" … »
Une fatalité assénée, une passivité affirmée, des douleurs prévisibles, des horreurs attendues…
Jusqu’alors il s’agissait d’une perspective floue, incertaine. Ces dernières paroles d’une chanson solaire se conjuguaient au futur lointain, ou au conditionnel improbable. Je ne m’arrêtais pas sur les mots et je reprenais les premiers couplets, oubliant le terminus austère.

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Aujourd’hui ce n’est plus la même limonade.
C’est pourquoi l’Estérel si rouge et la Grande Bleue, si bleue, la montagne Sainte-Victoire si nue, m’apparaissent soudain d’une fragilité sidérante. Ce tableau méridional de 2025 prend des airs d’oasis éphémère, hashtag printemps 39. Serais-je excessif et paniquard ? Pourtant, il me semble croiser Trump sous le beffroi d’Aix-en-Provence et Poutine dans les vignes de Séguret : ça craint !
« Tant pis pour le Sud
C'était pourtant bien.. »
Nino Ferrer était un auteur tracassé, un interprète angoissé, un troubadour tourmenté. Il se suicida d’un coup de fusil, au mois d’août 1998, en pleine euphorie sportive nationale, dans un beau champ du Quercy. Il avait revêtu sa veste de scène et mis son chapeau de cow-boy.
« On aurait pu vivre
Plus d'un million d'années
Et toujours en été"

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C’est un voyage troublant. Je roule. Je rentre. Chagrin. Chafouin. Les vaches me voient passer. Les champs défilent. Les collines de la Drôme se succèdent. En équilibre au bord de l’Isère quelques hérons gracieux s’inclinent et me surveillent d’un oeil, l’autre pour le poisson…
Je remonte vers mon nord habituel, montagnard et résistant, vers mes routines boréales. Adieu le sud, adieu Bonnieux et Cucuron…
Adieu Camus ! L’homme révolté te salue, toi Albert dont la tombe végétale affiche à Lourmarin deux dates, 1913-1960, c’est à dire un espace-temps couvrant quatre conflits en bleu-blanc-rouge, ne l’oublions pas.
Peste soit des va-t-en guerre ! L’épidémie brune gagne du terrain. Beaucoup s’allongent. Il va falloir rester debout.

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