Chemin du 21 mai 2025
Regarder la mer

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Je m’en suis souvenu ce matin en détaillant mon stock de photos : j’y ai vu des inconnus assis sur des bancs face à l’océan, des familles, des solitaires, des amoureux : ils regardaient la mer, ils ne disaient rien, ils étaient bien !
Alors, les paroles d’une chanson oubliée me sont revenues sans prévenir, les mots d’un chanteur breton dont la voix a marqué ma jeunesse. Il s’appelait Alain Barrière. Oh ce n‘était pas Mick Jagger ou John Lennon, il ne figurait pas dans le hit de nos idoles, mais quand même, le garçon avait du coffre et de la poésie à revendre, avec un fond de pessimisme qui collait bien à mon tempérament capricorne forgé dans les glaces de décembre.
Alain Barrière chantait :
“Et je reste des heures à regarder la mer
Le coeur abasourdi, les pensées de travers
Et je ne comprends rien à ce triste univers
Tout est couleur de pluie tout est couleur d’hiver …”

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Cela résonne aujourd’hui, vous ne trouvez pas ? En pleine floraison du printemps, dans le jaune des genêts, dans le mauve des lilas, dans le chant des mésanges travaillant à leurs nids, le coeur est souvent au crachin, à la grêle, aux gredins, à la guerre, à ces massacres d’Ukraine et de Gaza, à ces tyrans, ces despotes qui décident du sort des peuples et de leur mort prématurée, à l’avenir inquiétant de nos enfants, au destin mal tracé des générations qui viennent …
Donc, s’asseoir et regarder la mer est une forme de soulagement momentané, un pansement sur les amertumes, une manière de se rapetisser face aux masses minérales et aquatiques qui nous enveloppent et nous surpassent.
Pas besoin d’être philosophe comme Charles Pépin sur France Inter ou comme Victor Hugo, pensif, sur les rochers de Jersey ou de Guernesey, pour piger le truc, trouver la consolation.

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Non, la mer, c’est une affaire qui nous concerne tous, même si l’on habite dans le désert. On l’a en tête, quelque part, on en rêve même si on ne l’a jamais vue, ça m’arrivait quand j’étais môme, je nageais dans un univers bleu lumineux radieux et je n’avais pas besoin de respirer, je flottais dans cet azur liquide et chaud, comme un rappel au foetus dirait Pépin, en bref, dans ses chroniques matinales.
La mer on peut la voir même en montagne quand la masse mouvante, épaisse, moelleuse des nuées recouvre les vallées et que l’on la chance de marcher au-dessus, d’y plonger ses pensées, d‘y noyer ses tracas.
Elle est sale la mer, bien-sûr, elle est plastique et pétrole, on le sait tous, mais quand on la mate comme ça, le cul sur un banc, de loin, qu’elle soit lisse ou échevelée, elle reste magnifique la mer, elle scintille, elle ronronne, elle claque, elle gronde, elle s’éclate, elle grimpe à l’assaut du roc, elle s’alanguit sur les grèves de silice dorée…

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Dernièrement, Souchon et Voulzy, eux aussi, ont décidé de s’asseoir au bord du grand bain et de chanter ce besoin d’horizon limpide :
“Regarder la mer
Rester la journée entière ici
Sur le mur de pierre
Devant la baie des fourmis…”
A notre échelle de citoyens sans pouvoirs réels, sinon le vote, mettre fin aux alarmes et à l’effroi passe par ces heures contemplatives.
Pour oublier les peurs et les horreurs. Pour nier “la termitière future” qui épouvantait Saint-Exupéry. Pour vivre des minutes de calme plat, de solitaire accalmie, au bord de l’eau mouvante, les pieds sur la ligne d’horizon.
Là on est bien ! On a les zygomatiques qui se relâchent, les tuyaux qui s’ouvrent, le bide qui joue les grenouilles, la cervelle dans la ouate, les neurones en excursion : c’est bon ça kiki, tu sens comme tu deviens zen, tu perçois comme tu tournes moinillon, tu pifes comme tu vires Chartreux ? Manque plus que la liqueur jaune ou verte pour léviter total dans le grand courant d’air marin !
“La mer a ses amants qui s’enivrent de vent
La mer a ses amants qui se grisent à ses fêtes”

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En somme, il avait bien raison Barrière, et ils sont dans le vrai Laurent et la Souche : il faut mettre la barre sur stop puis regarder la mer. Ou à tout le moins se l’imaginer quand elle fait défaut.
Me reviennent aussi pour conclure quelques vers d’un chef d’oeuvre signé Léo Ferré, autre enragé de Bretagne :
“Je me souviens des soirs là-bas
Et des sprints gagnés sur l’écume
Cette bave des chevaux ras
Au ras des rocs qui se consument “

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Léo s’asseyait devant les marées, depuis le Fort du Guesclin, entre Saint-Malo et Cancale. Son poème majuscule et mystérieux, “la Mémoire et la mer”, figure dans l’album “Amour Anarchie”, 1970, double vinyle dont l’écoute ferait du bien à certains excités, et ralentirait le temps quand monte l’intolérance décomplexée :
“Albatros à chaîne et à guêtres, cigale qui claque du bec
Poète, vos papiers ! Poète, vos papiers ! “
Tant il est vrai que le poète a souvent raison, et que le peuple à cent à l’heure oublie de regarder la mer !

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