Chemin du 23 mars 2020
La forêt chante ...

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Je viens de sortir mes poubelles. Je les ai vidées dans les containers de tri, à l’angle du chemin de Pierrefeu, soit à cent mètres environ de la maison. Trajet autorisé malgré le confinement.
Nous sommes le lundi 23 mars 2020. La montagne est inondée d’ombre et de lumière, elle découvre encore des pans de neige près des sommets, puis se renferme dans le noir des sapins à l’orée du bourg.
Je n’ai pas fait un pas sur ce parcours habituel depuis quinze jours. C’est une trotte routinière que j’effectue d’ordinaire la tête ailleurs, le cerveau déjà centré sur les tâches à venir, les neurones bloqués sur les rares contraintes de ma journée de retraité.
Quand on y réfléchit, c’est complètement con !
Tu sors tes poubelles et tu vis déjà dans le futur. Tu es au paradis montagnard et tu te pollues le ciboulot dès l’aurore avec les mauvaises herbes à piocher, la sortie auto vers la déchetterie, l’envoi recommandé d’un colis à la Poste, la facture d’eau à régler sur internet, et les croquettes du chat à ne pas oublier quand tu passeras devant l’Intermarché.
Alors que ....
Alors que sous tes yeux c’est l’Eden.
Alors que le présent pile-poil est merveilleux.
Alors que tu devrais t’extasier tous les jours.
Et ce matin particulièrement. Surtout ce matin !

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Car en cette aube de belle saison quelque chose cloche. Et c’est bien cela qui me fait lever les yeux, ne plus regarder mes godasses, ouvrir tout grands les tympans.
Il y un truc dans l’air. Pas ordinaire. Une sorte de polyphonie nouvelle, une symphonie joyeuse qui m’enveloppe et m’enivre.
Mince alors, la stéréo est dans le pré, l’amour est dans les bois, y’a d’la joie, bonjour, bonjour les hirondelles, mon coeur bat, chavire et chancelle, etc ...
Les oiseaux sont devenus les maîtres du silence, ils ont pris possession du jour naissant, ils sont l’orchestre qui réveille le monde. La mésange, le moineau, le merle, la pie, le pinson, le pipit, la bergeronnette, le rouge-gorge, la corneille, le grand corbeau.... C’est un gazouillis général, un concerto en pépiements, jacasseries et caquetages majeurs qui rebondit de haies en clairières, de petits bois en vastes forêts, de fermes en granges et descend jusqu’aux toits du village tout là-bas.
On n’entend plus la rumeur motorisée montant de la plaine et de la route départementale, l’écho pétaradant des bécanes lancées à fond sous les falaises, les crissements du gravier devant le portail, sous les roues des bagnoles descendant à la ville, on ne voit plus trace dans l’azur du moindre aéroplane et l’on guette en vain le ronflement lointain des réacteurs...

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Même ici, en rase montagne, plus près du ciel et des nuages, le changement se fait sentir, tendrement, amoureusement, sur l’étrier, l’enclume et le marteau. Les osselets sont aux anges. La trompe d’Eustache se frise la moustache !
Alors bien évidemment j’imagine ce que doit être le bouleversement sonore du côté des cités peuplées, et des mégapoles encombrées.
J’ai ouï dire, par mon voisin remontant de Grenoble, que l’agglomération n’avait jamais été aussi aphone et taiseuse qu’aujoud'hui, jamais aussi claire et transparente dans l’air épidémique du moment. Il aura donc fallu un virus bien moche ressemblant à une mine sous-marine pour fissurer le blindage du Nautilus matérialiste.
Quand il composait «la Symphonie Fantastique» en 1830, le Dauphinois Hector Berlioz, mon voisin par-delà les siècles, devait avoir tous les jours dans les oreilles ces mêmes chants d’oiseaux et cette même clarté tombée du ciel.
Je doute que l’éclaircie actuelle perdure. Mais quoiqu’il arrive, il me sera désormais bien plus romantique d’aller vider les poubelles chemin de Pierrefeu : j'ouvrirai grandes les esgourdes, je serai moins dur de la feuille !

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