Chemin du 23 décembre 2020
Brasseur, mon sauveur !

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C’est une histoire de débutant, de bleusaille, de pied tendre, un souvenir ancien, antédiluvien, mais un moment de grande solitude qui vous marque au fer rouge, un coup de poing aux entrailles dont vous mesurez encore la puissance un demi-siècle après l’avoir encaissé !
Automne 1974, je suis étudiant mais j’effectue déjà mes premières piges, mes premiers articles, au Dauphiné Libéré. Vous connaissez Rastignac bien sûr ? Bon, alors je suis un petit Rastignac de l’époque, jeune loup dauphinois aux dents longues, timide mais culotté, ce qui peut sembler paradoxal, fasciné par la presse et ses grandes plumes, journaliste jusqu’aux tripes depuis, ... oui, depuis l’école primaire.
Pour l’heure cependant, je reste abonné aux compte-rendus d’assemblées générales, cantonné aux chiens écrasés, condamné à la mercuriale, avec de temps à autre un os à ronger du côté du théâtre municipal, de l’Hôtel de ville, ou du stade vélodrome. Je me contente de la critique d’un vaudeville à deux balles, d’une enquête polémique sur un aménagement de quartier, ou du résumé lyrique d’un affrontement Grenoble-Rodez ! Bref, le menu fretin, le tout-venant, le commun de l’actualité et de la proximité, en attendant l’exceptionnel...
Or, l’exceptionnel un jour se présente et me tombe sur le paletot, sans crier gare : j’apprends par quelques copains d’enfance que dans ma région natale, au bord du lac d’Aiguebelette, sur un bout d’autoroute en construction, fermé à la circulation, le réalisateur Gérard Pirès tourne un film au casting brillant, une sorte de polar routier dont le trio majeur est ainsi constitué : Catherine Deneuve, Jean-Louis Trintignant, Claude Brasseur. C’est un podium de compétition, une estrade olympique, le nec plus ultra pour le mec le plus gaga . Moi !

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Une affaire pas simple quand même : accès interdit, journalistes indésirables, Catherine inabordable, Deneuve au firmament, intouchable, inaccessible étoile. En somme, tout pour exciter la curiosité du jeune ambitieux, tout pour inciter le pisse-copie en herbe à brouter des pâturages plus verdoyants.
Il se trouve qu’à l’époque j’ai un bon pote au journal qui s’appelle François Cazeneuve et qui travaille à la locale de Grenoble, la rédaction urbaine, comme moi (il doit bien rigoler en lisant ces lignes). Il me dit : «je viens de voir dans l’édition Savoie que Pirès est à la recherche de figurants pour son film vers Chambéry. Il lui faut des conducteurs de voitures. Tu veux faire un papelard sur les stars ? Alors on n’a qu’à se porter candidats comme chauffeurs !»
Et c’est ainsi que la paire Cazeneuve-Morel, au volant d’une 504 Peugeot appartenant au directeur du critérium cycliste du Dauphiné Libéré put sans problème entrer dans la place, infiltrer le tournage et prétendre figurer au générique de «l’Agression» .

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Le premier pas étant un succès, il fallait ensuite tenter l’abordage, rencontrer les acteurs, négocier, les convaincre de s’épancher, et de se confier à un baveux chevelu, gazetier improbable, journaleux visiblement inexpérimenté. J’avoue qu’alors, ma culture cinématographique n’égalait pas la footballistique, et que côté photo le petit zoziau n’était pas vraiment mon poteau. Si l’on ajoute à cela que j’avais piqué le vieux Kodak de ma mère, un appareil antique, un coucou préhistorique qui martyrisait la pellicule, on imagine volontiers l’aura du bonhomme !
La seule solution : une approche téméraire pendant le repas de midi. Je me souviens très bien, c'est mémorisé à vie. Les techniciens et les acteurs déjeunaient sous une grande tente blanche installée sur une aire de l’autoroute en devenir. Dehors la pluie tombait à seaux, l’humidité régnait, l’humeur était grise. La triplette de stars abordait les hors d’oeuvre en bout de table, pas très loin de nous autres, les figurants.

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Et là, le culot a pris le dessus, l'inconscience, l'aveuglement, comme vous voudrez... Moteur, action ! Je me lève, je prends mon carnet à spirales, mon stylo Bic, j’avance vers Catherine Deneuve, le pouls monte à 120, 150, je m’arrête devant elle, et je tente le coup : je m’entends prononcer un «bonjour, je suis journaliste, j’aimerais vous poser quelques questions pour le Dauphiné ...»
Alors la diva blonde lève les yeux, avale sa bouchée, me regarde de bas en haut, et lâche devant tout le monde, en haussant le ton, en détachant bien les mots, en exagérant le phrasé : « MAIS, C'EST UNE PLAISANTERIE ? »
J’ai soudain une vingtaine de regards posés sur le râble, les gens se sont arrêtés de manger, Brasseur et Trintignant rentrent les épaules, il y a des fourchettes en l’air et des sourires en coin, je sens un drôle de vide au niveau du sternum, mes joues brûlent, je voudrais tellement me cacher sous la table !
Qu’est ce que tu peux être con Morel ; aller déranger ces monstres sacrés en pleine becquetance. Avec la vedette internationale qui te balance une réplique définitive, et te rembarre comme un couillon que tu es ...
C’est Claude Brasseur qui va me sauver la mise. Me voyant scotché, statufié, pétrifié, cloué, paralysé, il me dit gentiment de passer le voir le lendemain dans le car des costumiers. On s’arrangera pour un papier, ça ira ...
La Deneuve poursuit son repas, je balbutie ma gratitude à Claude Brasseur, Jean-Louis Trintignant m’adresse un rictus gentil mais apitoyé, je tourne les talons, Cazeneuve grimace, j’ai les boules, une douleur au plexus, je viens de recevoir un direct dans le buffet, j’ai fait un bide, j’encaisse ma première leçon dans le métier : ne jamais prendre une célébrité au débotté, et surtout pas au moment du repas !
Avec le recul, je remercie encore le sympathique Claude d’avoir pigé la situation ; il a dû dire ensuite à la grande Catherine que ce serait bien d’accorder quelques photos et un brin de conversation au jeune ignorant qui fait ses armes, de manière maladroite certes, mais qu’il ne faut pas décourager, etc, etc ...

J’ai finalement passé une heure avec Trintignant et Brasseur le jour suivant. C’était bien. On a parlé cinoche et football. Claude était un excellent joueur. Il tapait souvent dans le ballon. Je crois qu’il était parfois gardien de buts. Deneuve est venue pour une photo ou deux. Je ne l’ai jamais recroisée par la suite. Grâce à elle, j’ai bien progressé dans le métier, en quelques secondes et en bout de table.
De cet affront il me reste un creux au ventre, un malaise récurrent impossible à combler. Mais aussi le souvenir d’un beau fou-rire quand la régisseuse nous a donné notre feuille de salaire de figurants. On aurait dit une note de supermarché, étroite, toute en hauteur, avec l’en-tête Gaumont-Paramount. Et en face de la fonction, il était écrit «acteur local de complément». Alors François Cazeneuve, placide, s’est retourné vers moi et a déclaré : «on n’en sortira jamais de la locale ! »
Encore merci monsieur Claude Brasseur .

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