Chemin du 24 octobre 2021
Un autre monde

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Le Rhône ! Un ogre jailli du Saint-Gothard, enflé de toutes les sources, de toutes les pluies et de toutes les neiges alpines. Voyez la carte : quand il descend de Genève, brusquement il fait un grand «V» et remonte au nord-ouest vers Lyon. C’est à la pointe de ce «V» immense, à l’endroit précis de ce coude gigantesque, que l’eau sauvage a imprégné, embaumé, exalté, renforcé nos vies débutantes dans cette région baptisée le Bugey, en pleine France du «baby-boom».
Le Rhône, mon compagnon d’enfance !
En octobre ou à la Toussaint, avant le froid et les brouillards, aux heures cramoisies, j’aimais longer le grand fleuve. Les couleurs explosaient. L’eau était un miroir empourpré. Je fréquentais ses berges et ses plages de gravier pour oublier le cartable en cuir neuf, la poussière de craie, le tableau noir, l’encre violette et les bavures de plume sur les lignes obsessionnelles du cahier à spirales.

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Au fil de la digue, je m’éloignais des conflits de récréation, j’imaginais la vie subaquatique, le déplacement nonchalant du brochet au long nez plat et la fuite légère des truites arc-en-ciel. J’allais là-bas pour voir les lianes descendre des grands arbres, le bois souple des saules plonger ses racines dans les rives humides, j’errais entre les lônes, ces bras morts vénérés des pêcheurs, et les étangs à grenouilles, je voulais sentir la jungle, respirer l’humus, gagner de la liberté, mais aussi avoir de la matière, de quoi écrire quand le maître nous demanderait par exemple : «les feuilles s’envolent c’est l’automne, donnez-nous vos impressions » .
Aujourd’hui les bords du Rhône sauvage sont domestiqués. Le fleuve a été canalisé, banalisé. Mais là où je trouvais l’essence de mes rédactions, tout n’a pas disparu. Il demeure encore des portions authentiques, des lieux farouches, avec vorgines, buissons et bosquets denses.

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Nous autres, enfants du grand remplacement générationel, boomers en culotte courtes, fabriquions en ces terres de western des bâtons de frêne et d’intimidation, des arcs et des flèches de Sioux, des lance-pierre de trappeur, taillés à l’Opinel dans les branches des noisetiers, des pistolets et des mitrailleuses pour défendre nos fortins de visages pâles, nos casemates bâties à coups de planches et de clous énormes, sous les acacias, nos refuges de maquis recouverts de tôles, de mousse et de fougères.
Oui, c’était un autre univers, loin des virtualités numériques actuelles.
Il y avait de la récup' dans l’air : un poêle à bûches comme chauffage central, et son long tuyau en alu pour la fumée, une table en formica écaillé et des chaises en rotin dépareillées pour le confort, une lampe à huile et des bougies pour l’intimité, des casseroles cabossées pour le casse-croûte, et des verres noircis par le vin rouge des anciens pour le gorgeon. On y mangeait, on y dormait mais surtout on y préparait des assauts revanchards contre ceux d’en face, ceux de l’autre côté de la rivière, ceux de la Savoie ou de l’Ain, ces peigne-culs qui franchissaient le pont parfois pour venir casser nos baraquements de Résistance !

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Au bord du Rhône, et de son affluent le Guiers, nous étions des merdeux comme il y en avait des millions en France, à écumer les sous-bois, par tous les temps, vrai passe-temps permanent, sale temps pour les cafeteurs, les cafards et les mouchards, temps bénis de la reconstruction, temps des potes et temps des claques !
Un demi-siècle seulement et ce passé gavroche ressuscité témoigne d’un univers disparu, d’une ère révolue, d’une étrange et lointaine antiquité. C’était un âge tendre et libertaire dans l’hexagone appauvri mais libéré, dans la France de Jean Ferrat et de Léo Ferré, dans la Gaule du Général qui serait bientôt balayée par le tsunami du rock et des rébellions, dans ce pays mondialisé désormais soumis à la loi du marché, des écrans et de la toile hystérique.
Hier, je suis revenu aux sources, sur les rives du fleuve impétueux mais dompté. La beauté persiste par touches impressionnistes à la pointe du grand «V». J’y trouve encore matière à rédaction. Le maître sera content ! Pourtant, je n’entends plus les rires, les cris, les huées des garnements de broussaille. La Toussaint approche. Le passé est silencieux. Je suis un "poor lonesome boomer» !

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