Chemin du 28 octobre 2020
La dernière virée au «5-7»

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Au bord de la route, s’élève le mémorial. Je passe là si souvent. C’est ma région d’enfance, de jeunesse : la Chartreuse, la vallée du Guiers, un paradis s’il n’y avait eu cette effroyable nuit de la Toussaint 1970. En cet endroit, 146 jeunes âgés de 16 à 25 ans sont morts carbonisés dans l’incendie du club "le 5-7 ".
La discothèque, avait été ouverte au printemps, dans une clairière sous la montagne, à l’écart du bourg de Saint-Laurent-du-Pont. Construite artisanalement, de bric et de broc, elle n’avait fait l’objet d’aucun contrôle légal, communal ou préfectoral. Elle a brûlé comme une torche.
La semaine suivante le général De Gaulle décède chez lui, à Colombey les-Deux-Eglises. La catastrophe et les victimes sont éclipsées, oubliées, ce qui arrange bien les autorités coupables de négligence.
«Bal tragique à Colombey, un mort» ose afficher pleine page, l’hebdo satirique Hara Kiri. Le journal se voit immédiatement interdit par le pouvoir pompidolien. Hara Kiri disparaît, mais quelques jours plus tard la rédaction sort «Charlie Hebdo» .

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J’avais 18 ans et j’habitais à quelques kilomètres du 5/7. Ce soir là, en sortant d’une pizzeria de Yenne, sur les bords du Rhône, vers 22h30, mes copains et moi avons décidé de filer sur Saint-Laurent-du-Pont. Il y avait «les Storm» au 5-7, nous le savions, un excellent groupe parisien, mais il fallait trouver l’équivalent d’une vingtaine d’euros chacun pour entrer. Nous ne les possédions pas. Cela nous a sauvé la vie !
Pour d’autres, la route jusqu’au dancing fut le dernier voyage, un aller sans retour, la virée ultime vers la musique, la danse, et les bonheurs fous de l’adolescence .

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Il y avait Pierre. Il était amoureux. En fin d’après-midi il parvient à convaincre sa petite amie Marie-Jo de venir avec lui et toute sa bande de potes pour écouter «les Storm» à Saint-Laurent-du-Pont. Leur chemin part de Bourgoin, place du 23 août 1944, depuis un bistrot où ils se réunissent chaque fin de semaine. Marie-Jo est enthousiaste. C’est la première fois qu’elle va au 5-7. Vers une heure du matin, dans l’atmosphère surchauffée du dancing, elle demande à Pierre d’aller lui chercher une boisson à la crêperie qui jouxte la discothèque. Pierre sort, et quand il revient, dix minutes plus tard, verre à la main, le feu jaillit à l’horizontale de la porte du 5-7. Il ne reverra plus jamais sa fiancée : «c’était comme un lance-flammes énorme, sur plusieurs mètres, avec des jeunes qui sortaient en courant, qui brûlaient, qui criaient, maman, papa, on va mourir ... Pour Marie-Jo, c’est ma faute .»

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Je me souviendrai toujours du visage décomposé d’Alain, quand il me dit : «on est partis, le car était plein ; je suis rentré, car vide, tout seul ...»
Alain est un miraculé : «j’étais dans une petite loge ; mon copain est venu me chercher pour descendre au bar. Au pied des escaliers on a vu quelque chose de bizarre : il y avait comme des flammes au-dessus du bar. Je lui ai dit faut qu’on s’tire, y a quelque chose qui va pas. On est sortis par le tourniquet d’entrée mais le feu allait tellement vite que mon copain a été brûlé au troisième degré en voulant passer par en-dessous. Il a fait un an d’hosto. C’était limite, l’extrême limite. je me souviens de gars qui couraient dans la forêt, brûlés, ils étaient fous...»

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Il y avait Jean-Luc et Daniel, 19 et 17 ans, deux frères, fans de rock, le second était guitariste, eux aussi de Chambéry, eux aussi dans ce voyage maudit. Malgré le temps qui a passé, Odette, leur maman, reste accablée, atterrée : « ils prenaient le car, c’était gratuit, comme ça ils ne conduisaient pas, on était tranquilles, le dancing était réputé, ils étaient une cinquantaine de Chambéry, ils sont partis heureux et confiants, et moi la même chose, j’ai dormi tranquille... »
Aujourd’hui Odette ne croit toujours pas à leur disparition. Au matin de cette Toussaint 70, le dimanche, son mari est allé à la boulangerie chercher le pain, de très bonne heure. On lui a dit «vous avez entendu ce qui s’est passé au 5-7 ? Il y a beaucoup de victimes.» Il est revenu en courant. Le père et la mère se sont précipités vers la chambre des enfants. Devant la porte il y avait encore les pantoufles. Le mari a dit : «ils ne sont pas rentrés les gosses ! »
Odette a voulu me montrer les disques et la chaîne HiFi de ses fils. Elle est allée les chercher à la cave. Elle m’a fait écouter Procol Harum, «a whiter shade of pale», les Moody Blues «nights in white satin» ... Nous avons parlé un bon moment : «cette affaire a été étouffée dit-elle ; après la mort du général on ne parlait plus de l’incendie ; personne n’a pu faire le deuil ; je n’ai pas pu voir les corps, seulement la montre des enfants, et une paire de chaussures ; on espère qu’ils n’ont pas trop souffert ; parfois quand on frappe à la porte, je me dis que ce sont eux, qu’ils sont là , c’est incroyable, infernal...»

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Quand je passe aujourd’hui devant la clairière et le monument, j’ai toujours comme un vide au creux du ventre. Une voiture est arrêtée, quelqu’un se recueille devant la liste des 146 noms, il y a des fleurs...
Je revois alors des visages disparus. Mais aussi ma mère qui bondit dans ma chambre au petit matin de cette Toussaint tragique. Je dors à poings fermés. Avec le frangin, nous avons fini dans une soirée organisée dans un garage à Pont-de-Beauvoisin. Vers 8 heures nous sommes réveillés par un coup de tonnerre. Ma mère jaillit devant nos lits, comme une furie ! Elle pousse un grand soupir, elle est soulagée : «vous êtes là ! »
"La dernière danse au 5-7" , documentaire Patrice Morel/Benjamine Jeunehomme (2010)
Partie 1 :
https://www.facebook.com/elodie.buchonnet/videos/461644655757
Partie 2 :
https://www.facebook.com/elodie.buchonnet/videos/461635720757
Partie 3 :
https://www.facebook.com/elodie.buchonnet/videos/461611320757

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