Chemin du 30 janvier 2023
Un monde givré

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Depuis une semaine le Vercors vit sous couvercle. Il fait sombre, il fait froid, il fait triste, le ciel pèse, la maigre neige craque, les oiseaux volent bas, et c’est ainsi toute la journée jusqu’à ce que tombe la nuit.
Une sale gueule d’atmosphère, maussade, ténébreuse, fadasse, nébuleuse.
Le paysage manque de relief, il est lisse, morne et monotone. On ne voit pas très loin, guère plus haut que les premiers sapins. L’homme, l’animal et la plante patientent sous une chape anthracite. Ils font le gros dos. Ils partagent un quotidien bistre et blanc, une hibernation morose et monocorde.
En fait, ils existent en-dedans.
L’homme surtout, mammifère sentimental et chatouilleux, frappé de spleen environnemental et sociétal, à peine sorti de confinement et sitôt plongé dans une actualité cafardeuse, honteuse, quasi sépulcrale.

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Où se niche donc l’espoir quand les chars dictent la loi à l’Est, et quand la loi canarde le temps de vie à l’Ouest ? L’avenir souhaité recule, le nirvana est repoussé, les canons tonnent à la porte : drone d’horizon !
Ce monde est givré, glaçant, glauque, comme l’armée végétale figée sous mes fenêtres, comme ces hêtres dépouillés aux bras noircis et ces forêts pétrifiées.
Alors oui, il faut aller marcher. En bas. A la ville. Avec les autres. Sous les banderoles. Comme avant !
Qui ose prétendre que les retraités sont hors du coup, qui ose dire que les vieux soutiennent une réforme injuste ?

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Depuis quelques années déjà, j’ai lâché l’affaire, cessé le combat, rendu l’ordinateur et les clefs du bureau, fait la bise à toute la profession, et plié les gaules. J’avais 61 ans. J’étais encore passionné, enchaîné volontaire à mon travail, serviteur acharné de la chronique journalière, dingue de terrain et de terroir, toqué de riches histoires sentant l’humus ou l’acier, porté par les rencontres humaines, adepte des horaires improbables et des tournages en belle équipe.
Et pourtant, je vous le dis franchement, je suis parti sans hésiter et je ne regrette rien. Il était temps de vivre. Il était vital de respirer. Il était primordial d’évacuer les tensions, de flâner, de paresser, de faire traîner, d’oublier l’heure, de gober les mouches, de boulevarder ou de battre la campagne, d’herboriser, de cheminer sans contraintes, sans emmerdeurs, sans dieu, sans maître, sans rédacteur en chef, sans directrice des ressources humaines !
Pour toutes ces raisons, je suis un inconditionnel de la retraite à 60 ans. C’est l’âge du possible, où l’on peut encore s’acheter des chaussures de randonnée, un sac à dos, une paire de raquettes, des vêtements thermiques, puis se lancer sur les sentiers hardis, même au pire de l’hiver.
L’âge d’avant la dépendance.

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Et l’on voudrait priver de ce paradis toute une population ? Celle qui cotise si longtemps au budget d’un Etat ingrat, géré par des élus urinant sur la justice sociale ? Parlons-en de leur retraite, à eux, les narcissiques représentants du peuple …
Allez je me tais, je m’écrase, fini le stress, oubliées les beuglantes, faudrait pas non plus faire le lit de la bête qui sommeille.
Immonde, vous savez bien …
Soyons zen. Détendu. Paisible. Maîtrisé. Pondéré. Philosophe. Quiet. Tranquille, trannnnnnquille !
Direction le frigo. Je prépare le casse-croûte, jambon de la ferme, pain du village, bleu du Vercors-Sassenage, je sors le mini entonnoir et verse une dose de gnôle dans la fiasque, petit marc du Bugey issu d’un caveau secret bien caché dans les collines de l’Ain, juste récompense au sommet du dénivelé qui s'annonce, voilà, le sac est prêt, je mets le bonnet, j’enfile la doudoune et je m’enfuis dans le brouillard…

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C’est là-haut, par-delà l’océan de givre et de brume, au bout des tunnels de fayards et d’épicéas, que je vais trouver les rayons du réconfort, la chaleur du vrai confort, l’astre puissant qui seul nous tient en vie.
Au soleil et au centre de l’alpage, surplombant la mer épaisse et grise, je respire chaque fois le parfum du bonheur, le bouquet des "jours heureux", cadeau immense offert au pays par le seul et véritable CNR, celui de 45.
Liberté et Résistance !
PS - Pour le marc du Bugey , rendez-vous en message privé !

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