Mr. AOUSSAT Noureddine
Imam, membre du Conseil des
imams de France.
À Monsieur le Président de la République
Palais de l'Elysée
55 rue du Faubourg Saint-Honoré
75008 Paris
L'impardonnable amalgame...
Monsieur le Président de la République
Parce que la situation de notre pays va de mal en pis, et des dangers sans précédent guettent notre pays, je m'adresse à vous, monsieur le président, en dernier recours.
Il est une urgence vitale pour le destin de notre pays que nous aimons tous, de vous alerter, en votre qualité de plus haut représentant de toutes les composantes de la nation, parmi lesquelles vous n’êtes naturellement pas sans ignorer que l’une d’entre elles, celles de vos compatriotes musulmans, vous ont transféré leur confiance en 2012. Ainsi, dans une vieille démocratie comme la France, il y a lieu de s’alarmer que ni les médias, ni les élus locaux, ni les représentants de l'Etat au niveau local, ni même les instances dites représentatives de l'islam de France, ne soient capables de relayer nos inquiétudes au point de me voir obligé, portant la voix de mes coreligionnaires, nos concitoyens de confession musulmane, de vous écrire directement ?
Notre démocratie représentative est en panne, vous le savez, et par conséquent, il n'est pas étonnant que des discours et des décisions soient tenus en haut de l'exécutif en faisant fi des préoccupations, des angoisses et des souffrances de la composante musulmane de notre nation. C'est pour vous faire part d'un peu tout cela que je vous écris, monsieur le président.
Je ne pourrais toutefois, commencer cette lettre, sans vous dire combien les français musulmans, à l'instar de tous leurs concitoyens, sont bouleversés par les tragiques et lâches tueries de Paris.
Les musulmans de France, en fait, sont doublement attristés par ces ignobles assassinats, que rien ne justifie. Ils le sont, de par leurs sentiments humains naturels, qui ne sauraient admettre que des hommes munis d'armes de guerre s'attaquent affreusement à des hommes et de femmes civils ; et ils le sont également par le fait que ces épouvantables assassinats sont revendiqués ignominieusement, le lendemain par Daech, au nom de l'islam, et au nom d'Allah.
Il va sans dire que cette double tristesse est surtout accentuée, par des craintes de se voir, encore une fois, non seulement amalgamés et associés à des forfaits dont ils n'ont rien à voir, mais surtout d'être condamnés, sans autre forme de procès, à en payer le prix. C'est ainsi, en effet, qu'à peine vingt-quatre heures après les tragiques et lâches attentats du 13 novembre, dans la bouche des plus hautes autorités de l'Etat on commença à désigner les imams et les mosquées comme plus ou moins responsables, directsou indirects, de ces attentats.
N'est-ce pas scandaleux que dès le lendemain de la tuerie de Paris, sans la moindre preuve ni indice, des hommes et femmes politiques dans l'opposition, mais également dans l'exécutif, hélas désignèrent injustement les imams et les mosquées comme des sources de radicalisation ?
En tant qu'imam, homme de terrain et universitaire analyste, je me trouve offusqué et révulsé que cette présomption de culpabilité que l'on savait déjà brandie au-dessus de nos têtes comme une épée de Damoclès, ces dernières années, sans crier garde, se transforme cette fois-ci en condamnation et exécution de peine, sans appels.
Et là où le bât blesse, monsieur le président, c'est que sans la moindre retenue aucune, les plus hautes autorités de l'Etat contribuèrent, dès le lendemain de l'attentat, à enflammer l'opinion et les médias avec des déclarations, où s'y mélangeaient menaces et invectives.
Ces menaces, s'en sont malheureusement suivies de faits graves d’atteinte à la dignité et à l’intégrité de personnes précisément en raison de leur appartenance confessionnelle à la religion musulmane ; et dans un silence étrange et odieux de la classe politique, depuis un mois, les musulmans de France, -sentimentalement, physiquement et matériellement- sont entrain de payer le prix d'un crime dont ils sont totalement innocents.
Parce qu’ils sont « musulmans » ?. Est-il judicieux de rappeler au chef de l’Etat l’article 10 selon lequel « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la Loi. » promulgué dans la déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen ? Les Français musulmans seraient-ils des sous-Hommes ou des sous-Citoyens pour subir l’inquiétude d’être ce qu’ils sont, à savoir des êtres humains vivant en complète normalité, et aspirant à une foi qui est musulmane ? Parce qu'ils sont « musulmans » ?, ils sont alors indésirables, infréquentables, on doit désormais s'en méfier, s’éloigner, dénoncer, et deviennent disqualifiés pour conduire avec leurs concitoyens la marche du bon sens et de l’intérêt général au service de la France ? N’avons-nous désormais plus le droit au chapitre d’écrire les pages de l’histoire française monsieur le président ? Sommes-nous relégués à un accident de cette histoire ?
Les perquisitions violentes menées dans des mosquées et des foyers de familles musulmanes laisseront dans notre mémoire des traces indélébiles, monsieur le président. Notamment cette perquisition excessivement brutale menée dans un foyer pour femmes en détresse de l'association "Baytouna", qui nous a tous choqués.Est-il concevable, qu'en 2015, et sur foi d'un article de loi de 1955, des policiers de la République agissent avec tant de mépris, d'arrogance, de vulgarité et de brutalité vis-à-vis d'une femme - citoyenne musulmane, française "de souche" - se trouvant seule et isolée dans un foyer ?
Monsieur le président, au moment où je vous écris, je ne vous cache pas que je me réjouis que la justice ait levée et abrogé l'assignation à résidence de deux imams, celui de Nice et celui de Montpellier. Toutefois, cette satisfaction, n'est qu'à demi-teinte, car le mal est déjà fait. À coup de perquisitions médiatisées et discours accusatoires, le rapprochement entre la tuerie du 13 novembre et les musulmans de France est opéré dans la conscience des Français.Dans l'esprit de nos concitoyens, j'en suis persuadé, il ne s'agit que de deux exceptions qui confirment la règle. Pourtant, après plus de 2700 perquisitions, force est de constater qu'il s'agit plutôt de deux preuves tangibles qui confirment une réalité : NI LES MOSQUÉES NI LES IMAMS DE FRANCE N'ONT ABSOLUMENT RIEN À VOIR AVEC LES ATTENTATS DU 13 NOVEMBRE. Mais encore une fois, le mal est hélas fait ! La construction dans l’opinion publique de cette confusion est mentalement actée.
En pleine période électorale, cette campagne médiatique, politique et administrative à l'égard des citoyens français musulmans, d'imams et de mosquées a dopé un parti xénophobe et islamophobe, et a failli le porter à la présidence de plusieurs de nos régions. Et s'il faut se réjouir qu’aucune de ces dernières n’ait été gagnée ; en revanche, ce dont il faut s’indigner, c'est que les idées de ce parti se sont banalisées et normalisées comme une donne acceptable dans la société.
Monsieur le président, si j'ai décidé de vous écrire, ce n'est point uniquement pour porter à votre connaissance ces faits que vous n'êtes pas sans savoir. Ce que j'aimerai que vous sachiez, c'est qu'à titre de citoyen musulman, si j'ai appelé en avril 2012, mes coreligionnaires citoyens français, à faire barrage au candidat Nicolas Sarkozy, c'est essentiellement en raison de son exaltation de l'identité nationaliste exclusive, et surtout sa complaisance, quand ce n'était pas carrément encouragement, de l'islamophobie et la stigmatisation des musulmans.
Alors que j'étais le seul acteur de la communauté musulmane, à l'époque, à publier un papier encourageant ceux des électeurs musulmans à faire porter leurs voix sur vous, ce n'est certainement pas pour subir les invectives et stigmatisations de votre chef de l'exécutif, le moins respectueux vis-à-vis des musulmans, que nous n'avons jamais connu depuis plusieurs décennies.
Oui, monsieur le président, si j'ai décidé de vous écrire ce n'est point uniquement pour vous synthétiser les préoccupations, les craintes et autres souffrances, de vos concitoyens musulmans, qui vous ont élu (93 %, d'après le Cevipof) ; mais c'est surtout pour vous faire part de ce qu'aucun n'oserait vous faire remonter, hélas : Les citoyens musulmans s'interrogent et se demandent : Pourquoi tant de suspicions et défiance à leur égard de la part de votre exécutif ? Pourquoi l'islamophobie est-elle en train de gagner la gauche ? ; Quelle est leur place au sein de la Nation et de la République ? Comment les voyez-vous au juste ? Que représentent-ils pour vous ?...
N'est-il pas scandaleux, en effet, qu'un premier ministre -dont la fonction exige hauteur de vue, probité et garantie de la cohésion nationale- ne prononce l'inadmissible phrase "islamo-fascisme" en réponse à une question qui lui est posée, et qui ne portait ni sur la radicalité, ni sur l'islamisme, mais sur l'islam de France tout simplement ? Quelle fâcheuse continuité paradigmatique que d’associer le nom d’une religion à celui d’une idéologie que la France a pourtant accepté pendant les pages sombres de son histoire. Permettez-moi cet élémentaire rappel de la vraie histoire : nos ancêtres musulmans, bien qu’ayant été privés de liberté parce que colonisés, ont versé leur sang et ont libéré la France du fascisme. Ils en ont donc été les islamo-libérateurs, et le respect doit aller droit à leurs descendants que nous sommes. Par ailleurs, la question ne s’arrête pas à la porte de l’islam. Pourrait-on dire en France qu’il existe un christiano-fascisme ou un judéo-fascisme ? Assurément non, monsieur le président.
N'est-il pas inquiétant, qu'un premier ministre -devant toute la représentation nationale- dise qu'il "en a marre de ceux qui cherchent des excuses culturelles ou sociologiques" pour les attentats de Paris, afin de développer son propos par cette invective solennelle à l'égard des imams et de l'islam de France, qu'il somme de se lever pour combattre "le salafisme, sur le plan idéologique, sur le plan théologique, et sur le plan culturel" ?
N'est-ce pas incohérent, qu'un premier ministre rejette les critères sociologiques, pour incriminer les seuls critères théologiques, idéologiques et culturels ? Mettons-nous à la place de l'opinion, que comprendra-t-on de cette déclaration de monsieur Valls, si ce n'est que les explications au drame qui s'est passé à Paris, ne se trouvent pas chez ces individus, mais ils sont à rechercher du côté de la théologie, l'idéologie et la culture de l'islam de France. Quel scandaleuse essentialisation !
Et là je suis obligé de vous dire, en mon nom et au nom de nombreux citoyens français musulmans, que cette stigmatisation lancinante, et cette injonction dénuée de sens, nous offensent et nous blessent, mais surtout nous font courir de très grands dangers.
N'est-il pas dangereux et périlleux, que nos lieux de culte soient désignés, à tort, comme des foyers de danger menaçant la sécurité de nos compatriotes ? Je ne vous parle même pas de cette dangereuse mascarade de l'erronée définition de la radicalité et des critères de radicalisation, qu'opèrent les différents services de l'Etat : Ministère de l'intérieur, ministère de la justice et ministère de l'éducation nationale, particulièrement !
Monsieur le président, j'en arrive à la fin de ma lettre, et je dois vous souligner qu'il me reste encore un dernier point que j'aimerais par-dessus tout vous soumettre. C'est ce dernier sujet qui m'inquiète et me rage le plus, car il est symptomatique de cette défiance des services de l'Etat vis-à-vis des musulmans.
Votre exécutif, monsieur le président, a eu le plus grand tort, la plus fâcheuse des réactions et surtout la plus regrettable des attitudes en désignant une partie des musulmans de France, affublés des épithètes d'islamistes, ou de salafistes, ou de fondamentalistes, ou encore de djihadistes et je ne sais quel autre terme, les désignant scandaleusement comme l'ennemi intérieur "coupable des attentats de Paris", agents à la solde de Daech, alors qu'il n'y a pas plus faux que ça !
S'il est admis que l'on ne combat efficacement son ennemi que si on le connait parfaitement ; force est de dire, qu'en l'occurrence, la France - avec toutes ses énormes capacités d'analyse et d'expertise - non seulement a été - et est toujours !- incapable de connaître son ennemi Daech, mais pis encore ; elle transforme une partie de ses citoyens et les désigne dangereusement comme un adversaire !
N'est-il pas scandaleux, en effet, que depuis près de deux ans maintenant, et avec plus de cinquante livres dédiés au sujet, des centaines d'heures de débats et des milliers d'articles parus, en France on est encore incapable de dire très exactement qui est Daech ? ; Quelle est son idéologie ? et quelle est sa stratégie ?!
Pourtant, monsieur le président, le cauchemardesque livre Mein Kampf de Daech, son manifeste idéologique, politique et stratégique, qui aurait renseigné notre intelligentsia sur notre véritable ennemi, existe bien. Il est dans nos librairies parisiennes, depuis 8 ans bon sang !. Ce livre est distribué chez Amazon et autres libraires en ligne ; et je tiens à vous préciser qu'il a été édité à Versailles, en 2007.
Le Mein Kampf de Daech a pour titre "Gestion de la barbarie". Et je tiens à souligner que cette traduction du titre arabe "idâratu attwahuch" n'est qu'un euphémisme. Le livre devrait s'intitulé plutôt: "le management de l'ensauvagement". Si nos analystes avaient lu ce livre avec professionnalisme et sang froid, dénués de préjugés négatifs vis-à-vis de leurs concitoyens musulmans, ils auraient compris que Daech ne pouvait être confondu avec rien de ce que nous avons connu de forme de menace et de terrorisme, jusque-là ; et encore moins être amalgamé avec un quelconque aspect de l'islam en France. Ce livre de 110 pages, écrit en Arabe, par Abu Bakr Naji en 2004, est traduit en français dans un livre de 248, et personne n'en a jamais soufflé mot ! Le comble c'est que l'éditeur lui-même ne savait pas, et ne le sait toujours pas, que c'est un manifeste de l'idéologie de Daech ! Pourquoi ? Tout simplement parce que cet effroyable est noyé dans une appellation générique, caricaturale et trompeuse appelée : djihadistes et islamistes ! Les amalgames les aveuglent, et leur voilent la face !
N'est-ce pas révoltant que nos analystes - toutes spécialités confondues et tout corps de métiers mélangés-, suivis par tous les médias, s'ingénient depuis le 7 janvier, et bien avant-même, à développer tant de théories, à nous expliquer : Qui est Deach ?, alors que toutes les réponses sont déjà à portée de notre main dans un livre, édité à Paris depuis 2007, et dont personne, j'insiste, n'en a jamais soufflé mot. Cette défaillance et ce raté sans noms, en disent long, monsieur le président, sur notre République et ses dysfonctionnements, et sur notre démocratie et sur la plus grande tare qui la menace : l'identité nationaliste exclusive qui la pousse à tenir en suspicion ses citoyens musulmans à coups d'amalgames et de stigmatisations !
Monsieur le Président, en mon nom et au nom de mes coreligionnaires, je vous dis ceci : nous refusons de payer le prix de la défaillance de vos services d'expertise, d'analyse et de renseignements. Nous refusons de servir de bouc-émissaires à un chef de l'exécutif aveuglé par sa défiance vis-à-vis de la composante musulmane de la Nation ! Jamais nous ne pardonnerons cette injustice qui aura souillé notre dignité !
En espérant que des mesures saines et rapides soient prises pour y remédier, que cet Etat d'urgence soit levé, veuillez recevoir, monsieur le président, mes sincères et respectueuses salutations
Vive la France de la fraternité et du bien vivre ensemble.