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Billet de blog 10 décembre 2025

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Braudel, historien et mythographe : Oh les beaux jours du roman national-républicain !

Les 27 et 28 novembre 2025, un colloque s’est tenu dans les locaux de la Fondation de la Maison des sciences de l’homme à Paris pour le quarantième anniversaire de la mort de l’historien Fernand Braudel. En hommage, mais aussi pour engager une réflexion critique sur plusieurs aspects de son œuvre : ce grand auteur a aussi livré une mythologie convenue et réactionnaire du « fait national ».

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« Celui qui, pour des raisons quelles qu’elles soient, patriotiques, politiques, religieuses et même morale, se permet le moindre arrangement avec la vérité, doit être rayé de l’ordre des savants. » Gaston Paris (1839-1903), professeur au Collège de France

« Les proclamations patriotiques, politiques, religieuses et morales, (…) en tant qu’elles visent un but pratique, sont contraintes à peu près toutes à incurver la vérité. » Julien Benda, La Trahison des clercs (1927)

27 et 28 novembre 2025. Un colloque, qualifié « d’exceptionnel » par ses organisateurs en raison de la participation de chercheur·es de « renommée mondiale », s’est tenu dans les locaux de la Fondation de la Maison des sciences de l’homme à Paris. A l’occasion du quarantième anniversaire de la disparition du fondateur de cette prestigieuse institution, l’historien Fernand Braudel, il s’agissait de rendre hommage à celui qui fut aussi professeur au Collège de France et membre de l’Académie française. L’objet de cette importante initiative scientifique : engager « une réflexion critique sur plusieurs aspects centraux de [l]’œuvre » (souligné par nous) du célèbre auteur de La Méditerranée et le Monde méditerranéen à l’époque de Philippe II (1966), de Civilisation matérielle, économie et capitalisme. XVe et XVIIIe siècles (1979) et des Ecrits sur l’histoire (1969), notamment.

Dans un article en ligne, publié par la revue Sciences humaines, le 27 novembre de cette même année, l’historien François Dosse affirme : « tout au long de sa vie, il [Fernand Braudel] développera des théories de grande ampleur et voudra même fonder l’ensemble des sciences humaines et sociales sur l’étude historique. » Plus loin, le même évoque le « monstre sacré » que fut cet historien des Annales pour « sa discipline » et « pour toute une génération d’universitaires » français et étrangers. Dans la même publication (25 novembre 2025), le géohistorien Christian Grataloup salue celui qui « nous a appris à penser large » sur le plan géographique, thématique et conceptuel. De cette influence internationale témoignent, entre autres, les analyses d’Immanuel Wallerstein, sociologue et historien reconnu de « l’économie-monde » et des rapports de dépendance entre centre et périphérie.

Un « monstre sacré » donc. Polysémique, ce dernier adjectif doit être ici compris dans son acception particulière de ce qui ne saurait être touché sauf à commettre un terrible sacrilège, soit une violence symbolique inacceptable à l’endroit de Fernand Braudel qui, grâce à ses travaux devenus des classiques traduits dans de nombreuses langues, est depuis longtemps entré au Panthéon de la science historique nationale et internationale. Du vaste et riche corpus braudélien, les organisateurs du Colloque précité ne retiennent en effet que les ouvrages qui permettent d’entretenir l’image d’un serviteur toujours rigoureux et innovant de Clio salué par ses pairs, et beaucoup d’universitaires et de chercheurs de disciplines diverses.

De là, la très pudique omission du dernier travail majeur de Fernand Braudel : L’Identité de la France lors même que, débuté en 1981, il lui a consacré ses dernières années. Resté pour partie inachevé, ce livre, ambitieux et composé de trois volumes, a été publié peu après sa disparition en 1986. A l’instar de certains dans le monde universitaire et parfois politique, Pierre Nora s’est félicité alors de cette attention nouvelle enfin accordée à l’« histoire nationale » trop longtemps oubliée, selon lui. Et pour justifier ce tournant salutaire, il ajoute qu’il s’agit de l’histoire dont « la France avait besoin » pour surmonter la crise supposée l’affecter. Affirmation stupéfiante et convenue que l’on croirait empruntée à celui que Pierre Nora admire : savoir Ernest Lavisse auquel il a consacré plusieurs articles apologétiques.

Servir les intérêts prétendument supérieurs de l’Hexagone ; telle est donc, à nouveau, la très classique mission assignée à Clio par cet académicien qui a participé activement à cette inflexion majeure de la « production historique[1] » également marquée, entre 1984 et 1988, par la publication, sous la direction de l’archiviste Jean Favier, d’une Histoire de France forte de six tomes. Depuis, beaucoup d’autres mythographes, qui prétendent aimer et écrire l’histoire de ce pays se sont joints à cette hétéroclite cohorte dont les membres entretiennent pieusement le culte national-républicain en célébrant régulièrement « l’universalisme à la française » et la place presque toujours remarquable occupée par cette nation, fille aînée des Lumières et de la Révolution.

En 2006, afin de conjurer une « débâcle intime et collective », qui exténue le « vieux rêve qui faisait de la France un héritage et un projet », l’historien Jean-Pierre Rioux affirme qu’il est indispensable, grâce à Clio et à l’instruction civique, de restaurer une saine mémoire nationale destinée à assurer la pérennité de « l’âme française[2]. » Sous couvert du nouveau prospère la stupéfiante restauration de projets, d’images et de catégories surannées. Qu’un historien puisse encore traiter sérieusement de l’existence d’une supposée « âme française » à défendre, sans susciter un immense et dévastateur éclat de rire, témoigne d’involutions pour le moins singulières qui affectent certains acteurs de cette discipline.

Revenons à 1986 et à celui qui, avec d’autres, est à l’origine de cette situation. Aux vastes horizons méditerranéens et planétaires, indispensables pour rendre compte de la diversité des capitalismes dans le monde, succède le « retour » de Fernand Braudel « au village », écrit Marcel Detienne. Contrairement aux louanges passées et souvent persistantes de beaucoup, il souligne combien l’auteur de l’Identité de la France réactive une mythologie convenue du « fait national[3] ».

Soucieux de mettre au jour les origines d’autant plus prestigieuses de l’Hexagone qu’elles sont réputées se perdre dans la nuit des temps, Fernand Braudel mobilise plusieurs sciences grâce auxquelles ont été réalisées des découvertes majeures qui ont bouleversé les connaissances. A « partir de - 35 000 environ, l’Homo sapiens sapiens, présent presque partout sur le globe, occupe la France entière », soutient-il. La conjonction d’une interprétation rétrospective des événements et d’une conception téléologique du devenir historique, conduisent ce même professeur à affirmer que cet ancêtre « est déjà l’homme actuel, avec les caractéristiques anatomiques que connaissent nos médecins. » Si des différences existent, elles « ne font qu’annoncer les types raciaux de la France actuelle : méditerranéen, alpin, nordique » depuis longtemps identifiés par les spécialistes.

Fort de cette poussiéreuse anthropologie physique, que l’on croyait définitivement livrée à la critique rongeuse des souris, et de cette taxinomie des plus classiques qui hantent toutes deux nombre d’ouvrages savants et de manuels de la Troisième République, Fernand Braudel estime que les continuités l’emportent sur les discontinuités. A preuve, relativement aux croyances, aux représentations et aux premières manifestations artistiques, cet Homo sapiens sapiens a déjà des « préoccupations religieuses évidentes [qui] impliquent probablement un psychisme proche du nôtre. Enfin, divine surprise, apparait avec lui le sens de l’art et de la forme. » Généalogie remarquable qui confine au miraculeux. Le vocabulaire employé et les réalités exhumées en attestent puisque le plus lointain chronologiquement et le plus dissemblable a priori n’en sont pas moins à l’origine de permanences et de proximités certaines objectivées par de nombreuses influences, souterraines sans doute mais bien réelles, estime cet historien.

Selon lui, la somme de ces éléments révèle « l’énorme héritage vivant de la Préhistoire » et confirme ce qu’il tient pour une vérité : « La France et les Français en sont les héritiers, bien qu’inconscients », et les origines de l’une et des autres sont bien antérieures à ce que l’on pensait jusque-là. C’est pourquoi, écrit Fernand Braudel, il y a une « Gaule […] avant la Gaule » ou « une France avant la France » car, entre « Histoire et Préhistoire », il n’y a nulle rupture mais « soudure » et transmission d’âge en âge. Prestige renouvelé des filiations dont l’ancienneté recule toujours plus dans le temps grâce à cette quête sans fin des premiers commencements qui permet de découvrir des continuités inconnues jusque-là et de lentes évolutions annonciatrices des populations diverses de l’Hexagone. Et prestige redoublé par les inventions spirituelles et picturales de ces glorieux ancêtres qui, dès cette époque, s’élèvent au-dessus des autres populations. Leurs multiples réalisations révèlent déjà, écrit doctement Fernand Braudel, « la supériorité culturelle des vallées du Sud-Ouest franco-espagnol par rapport au reste du monde[4]. » Remarquable Europe et sublime France puisque toutes deux se distinguent par la précocité de leurs riches productions matérielles, intellectuelles et artistiques qui les placent depuis si longtemps au sommet des civilisations.

Illustration 1

À la suite de Jules Michelet et de nombreux historiens-mythographes de la Troisième République, sans oublier le fondateur de la très prestigieuse science politique hexagonale, André Siegfried, qui n’a cessé de sonder « l’âme » de plusieurs peuples étrangers pour mieux louer le génie propre de « l’âme française », Fernand Braudel se mue en « fouilleurs des origines.[5] » Ce mot et cette critique sont de Marc Bloch qui déplorait les égarements de beaucoup de ses contemporains qu’il jugeait obsédés par la recherche de traditions et de filiations aussi prestigieuses qu’improbables. Las, Fernand Braudel ajoute vaillamment des pages exemplaires à l’exceptionnalisme hexagonal ; ce chapitre essentiel du roman national-républicain. De là cette affirmation, présentée comme une découverte majeure : « la France de Louis XIV est déjà (…) une très vieille "personne" » et « nos villages » s’enracinent « dans notre sol dès le IIIe millénaire avant le Christ ».

N’oublions pas « notre sang (celui des Français d’aujourd’hui) », ajoute l’historien, qui, comme l’a démontré « l’hématologie rétrospective », porte « la trace même des lointaines "invasions barbares" » et « le sang reconnaissable de la Préhistoire[6]. » La démographie, l’économie politique, la sociologie et de récentes découvertes médicales, mobilisées au soutien de l’apparente rigueur méthodologique de ces analyses, permettent de soutenir ceci : grâce à ses origines toujours plus lointaines, mais qui souterrainement affectent toujours la France et ses habitants, l’histoire de l’Hexagone est sans équivalent. A nul autre pareil, le pays des Lumières et de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen l’est aussi par son précoce et toujours remarquable rayonnement artistique et intellectuel, bien sûr. « Dans le jeu compliqué des transferts et des échanges culturels, [la France] reste un carrefour de choix, comme une nécessité du monde, (…) le signe dominant de notre civilisation », de « notre importance » et de « notre gloire[7] », affirme Fernand Braudel. En bon mythographe, il s’inscrit ainsi dans une longue tradition apologétique qu’il reconduit également en plaçant ce pays au plus haut.

Plus encore, fort de ses connaissances encyclopédiques, il n’hésite pas à se faire historien du temps présent et analyste de la situation de la France menacée par une « immigration » qu’il assimile à « une sorte de problème "colonial", cette fois planté à l’intérieur d’elle-même. » Prémices de la pseudo-théorie du « Grand remplacement » qu’il a contribuée à légitimer ? Assurément, la suite le confirme sinistrement. « Depuis 1960 », ajoute Fernand Braudel, cette inquiétante conjoncture est aggravée par la paucité des naissances provoquée par la « révolution des mœurs. » « Les accusés » ? « L’acte interrompu (le coïtus interruptus), (…), les préservatifs, (…), les spermicides, la pilule enfin » sans oublier « la chasteté, le célibat, le mariage retardé, la sodomie » (sic) - comprendre l’homosexualité – l’ensemble étant présenté sur un mode faussement interrogatif.

À ce tableau déjà inquiétant, s’ajoute l’importance prise par « l’Islam [qui] n’est pas seulement une religion, c’est une civilisation plus que vivante, une manière de vivre » jugée dangereuse car contraire aux glorieuses traditions libérales et émancipatrices de la France. De multiples faits divers le confirment, selon lui. A preuve, « cette jeune maghrébine enlevée et séquestrée par ses frères parce qu’elle voulait épouser un Français », de nombreux enfants de couples dits mixtes « expédiés en Algérie » et « les progrès de l’intégrisme » susceptibles de provoquer « de nouvelles guerres de Religion[8] », pas moins.

Une aubaine pour les dirigeants du Front national qui n’ont pas tardé à s’en saisir pour badigeonner d’un vernis pseudo-scientifique des éléments majeurs de leur idéologie en poursuivant ainsi et avec succès un combat méta-politique théorisé par Alain de Benoist au mitant des années 1970. C’est chose faite à l’occasion du XIIe colloque : « Les origines de la France » (1996), conçu par le "conseil scientifique" de cette organisation, au cours duquel des dirigeants frontistes et des personnalités prétendument qualifiées ont abondamment cité et salué le grand historien de L’identité de la France[9]. Celui-là même qui a été effacé de la savante initiative organisée en son honneur en novembre 2025. Parée des atours prestigieux de la science et de la critique, elle entretient le mythe Fernand Braudel en occultant le sexisme, l’homophobie, la xénophobie et l’islamophobie de son dernier ouvrage, et l’involution de cet auteur majeur devenu un mythographe réactionnaire qui a contribué à paver la voie à l’extrême droite.

Est-ce ainsi que l’on écrit l’histoire aussi complète et précise de Clio et celle de ceux qui ont été des figures importantes de cette discipline ?

Olivier Le Cour Grandmaison, universitaire. Derniers ouvrages parus : La fabrique du roman national-républicain, éditions Amsterdam, 2025 et Oradour coloniaux français. Contre le « roman national », postface de Jean-Michel Aphatie, Les Liens qui Libèrent, 2025.

[1]. Pierre Nora, Présent, nation, mémoire, Paris, Gallimard, 2011, p. 26 et 151. « Nous avons tous, comme historiens, comme Français, comme citoyens du Lavisse dans le sang », affirme-t-il doctement. Idem, p. 201.

[2]. Jean-Pierre Rioux, La France perd la mémoire. Comment un pays démissionne de son histoire, Paris, Perrin, 2006, quatrième de couverture.

[3]. Marcel Detienne, Comment être autochtone. Du pur Athénien au Français raciné, Paris, Seuil, 2003, p. 139 et 142.

[4]. Fernand Braudel, L’Identité de la France, Paris, Arthaud-Flammarion, 1986, p. 404-444. (Souligné par nous.)

[5]. Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien, (1949), Paris, Armand Colin, 2002, p. 57.

[6]. Fernand Braudel, L’identité de la France, op. cit. , p. 13 et 445.  

[7]. Fernand Braudel, « L’histoire des civilisations : le passé explique le présent. » (1959) in Ecrits sur l’histoire, Paris, Flammarion, 1997, p. 295.

[8]. Fernand Braudel, L’identité de la France, op. cit. , p. 586, 568-569, 596 et 601.

[9]. Marcel Detienne, Comment être autochtone…, op. cit. , p. 145-146. Les actes de ce colloque ont été publiés aux bien nommées Editions nationales en 1997 sous le titre : Les Origines de la France.

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