« Regardez l’histoire de la conquête de ces peuples que vous dites barbares, et vous verrez la violence, tous les crimes déchaînés, l’oppression, le sang coulant à flots, le faible opprimé, tyrannisé par le vainqueur ! Voilà l’histoire de votre civilisation ! »
Georges Clemenceau (1885)
« Ce ne sont pas les informations qui nous font défaut. Ce qui nous manque, c’est le courage de comprendre ce que nous savons et d’en tirer les conséquences. »
Sven Lindqvist (1998)
10 décembre 2025. Sur la chaîne d’information LCI, à la question posée par le journaliste Jean-Michel Aphatie : « la colonisation est-elle un crime, » Édouard Philippe, maire du Havre, qui se pousse du col pour être candidat aux élections présidentielles de 2027, répond doctement et de façon lapidaire : « Non. » Stupéfiante réponse. Elle témoigne soit d’une ignorance crasse de la longue histoire coloniale française, soit d’une démagogie obscène soutenue par la volonté d’obtenir le soutien d’une fraction convoitée de l’électorat. Celle-là même que se disputent les extrêmes-droites, les droites de gouvernement radicalisées et illibérales, et un mal nommé « bloc central » lui aussi atteint d’un fort strabisme divergeant vers le Rassemblement national.
Plus probablement s’agit-il d’un mélange délétère qui prouve, qu’en dépit d’un parcours académique réputé d’excellence : hypokhâgne au lycée Janson-de-Sailly suivie de Sciences-Po et de l’ENA, il est possible d’ignorer l’histoire de la conquête de l’empire colonial (1885-1913), les méthodes de guerre employées pour faire de l’Hexagone la seconde puissance ultra-marine du monde juste derrière la Grande-Bretagne et les meurtriers conflits coloniaux de l’après Seconde Guerre mondiale.
Une telle situation révèle sans doute ceci : à l’époque où Édouard Philippe a fréquenté ces institutions prestigieuses, destinées à former les élites politiques et administratives de la France, elles accordaient fort peu d’importance à cette période pourtant essentielle de la Troisième, de la Quatrième et de la Cinquième République. Ou pis encore, ces écoles pratiquaient toujours une histoire « feuille de vigne[1] » destinée à recouvrir certaines parties honteuses de l’histoire nationale en entretenant ainsi, par omission ou euphémisation, le roman impérial-républicain élaboré par Jules Ferry et ses alliés pour faire accroire que la colonisation était soutenue par « l’universalisme[2] » et la volonté de civiliser les « races inférieures. »
Quoi qu’il en soit, la scandaleuse réponse d’Édouard Philippe confirme que sur ce sujet les droites dites traditionnelles partagent avec les nostalgiques de l’Algérie française de mêmes représentations négationnistes ou révisionnistes. Les origines et les conséquences désastreuses de ces involutions politiques, culturelles et universitaires parfois, ne se trouvent pas aux Etats-Unis où Donald Trump et ses affidés ont établi une police de la pensée et du vocabulaire pour imposer un récit national conforme à leur idéologie messianique, raciste, xénophobe et sexiste. Aujourd’hui soutenues par les mercenaires médiatiques qui sévissent sur les chaînes de propagande continue du groupe Bolloré et par les éditions Fayard, que ce milliardaire a transformées en officine au service des extrêmes droites, les régressions apologétiques présentes sont tricolores et antérieures[3].
Elles prospèrent à la suite de la loi du 23 février 2005, jamais abrogée, et adoptée par une majorité de droite revancharde et déjà prête à tout pour conquérir le pouvoir. Afin de ne pas laisser le terrain mémoriel et électoral "algérien" au Front national, elle a donc établi une interprétation officielle et louangeuse de l’histoire coloniale.
En atteste l’article 1er de cette loi scélérate qui est ainsi rédigé : « La Nation exprime sa reconnaissance aux femmes et aux hommes qui ont participé à l’œuvre accomplie par la France dans les anciens départements français d’Algérie, au Maroc, et Tunisie et en Indochine… » (Souligné par nous.) Victoire précoce de la « post-vérité », comme beaucoup le répètent désormais ? Triomphe plus grave encore de contre-vérités que les dirigeants de ces formations partisanes ont transformé en vérités politiques et médiatiques constitutives de la puissante et liberticide doxa de saison.
Depuis, de nombreux mythographes et responsables politiques, confits en démagogie et en opportunisme, ont persévéré dans cette voie. Ils sont aujourd’hui rejoints par Édouard Philippe dont le parcours politique prouve qu’il est un homme d’ambitions dépourvu de toute conviction[4].
Sa réponse précitée le confirme et il participe ainsi au chœur hétéroclite des apologues de l’empire colonial où se côtoient les extrêmes-droites et leurs influents soutiens : les Croisés – Vincent Bolloré, Pierre-Édouard Stérin et Philippe de Villiers, notamment - qui affirment œuvrer pour le salut de l’Occident chrétien et de la France éternelle. S’y ajoutent quelques « Immortels » chamarrés, des philo-doxosophes et de hâtifs faiseurs de livres qui prennent les opinions rebattues qu’ils débitent doctement pour de fortes pensées[5].
Tous prétendent défendre l’histoire, l’honneur du pays et les beautés immarcessibles d’une civilisation dont les origines se perdent dans la nuit des temps ; ils sont les dangereux acteurs et propagandistes d’une réaction politique, académique et culturelle qui progresse désormais drapeaux déployés. Amoureux transis d’une France toujours resplendissante, innocente et pure, tous réhabilitent la mythologie impériale-républicaine en piétinant Clio.
Par une coïncidence singulière, la promotion de l’ENA (1995-1997), qui fut celle d’Édouard Philippe, a pris le nom de Marc Bloch qui a payé de sa vie sa fidélité aux principes et aux idéaux pour lesquels il a combattu dans la Résistance.
Relativement au maire du Havre et à la suite de son « non » retentissant, il incarne, avec beaucoup d’autres qui prétendent honorer cet historien, la trahison obscène de l’auteur de L’Étrange défaite (1940). De son œuvre comme de ses engagements contre le régime de Vichy et l’Occupant ne subsiste qu’un patronyme instrumentalisé à des fins de légitimation personnelle, institutionnelle et politique. Dévitalisé et ravalé au rang de référence formelle, le nom de Marc Bloch n’engage à rien car les individus et les forces partisanes qui nous intéressent préfèrent les fables extravagantes du roman national à la vérité, et les compromissions irresponsables avec le RN à la rectitude inébranlable de celui qui fut atrocement torturé puis exécuté[6].
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Des faits, des nombreux livres et témoignages, et des aveux parfois, ces différents idéo-mythologues n’ont cure. Les premiers sont traités comme une matière ductile qu’ils façonnent à loisir pour servir leurs intérêts identitaires et partisans. Et lorsque des événements contredisent les narrations cocardières qu’ils chérissent, les mêmes s’empressent de les occulter ou de les minorer en vantant les aspects prétendument positifs de la colonisation.
Quant aux multiples ouvrages français et étrangers, consacrés au passé esclavagiste et impérialiste de l’Hexagone, ils sont d’autant plus traités en chiens crevés que les uns et les autres stigmatisent les sciences humaines et sociales qu’ils accusent d’« islamo-gauchisme » et de « wokisme ». Autant d’épouvantails créés et médiatisés à dessein pour accréditer l’opinion selon laquelle des périls existentiels menacent l’enseignement supérieur, l’identité française, les valeurs républicaines et l’unité d’un Hexagone fantasmé qui serait aussi exposé à une dangereuse « guerre des mémoires ».
Menée par les héritiers des immigrations coloniales et post-coloniales, elle est réputée encouragée par des universitaires dont les travaux mettent au jour, documentent et analysent les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité commis par la France et trois républiques devenues férocement impériales.
A la violence de la négation ou de la révision de cette longue histoire, à laquelle il faut ajouter celle de l’esclavage, du Code noir (1685) et de leur rétablissement par Napoléon 1er (1802), s’ajoute la violence symbolique de cette négation ou de cette révision même infligée aux afro-descendants comme à ceux dont la vie familiale et personnelle a été quelquefois ravagée par la perte de nombreux êtres chers lors de la dernière guerre d’Algérie. N’oublions pas les nombreuses victimes des massacres du 17 octobre 1961 commis par des policiers agissant sous l’autorité du préfet Papon et du gouvernement qui l’avait chargé de combattre le FLN dans la région parisienne.
La scandaleuse réponse d’Édouard Philippe aurait dû susciter un scandale mais de scandale il n’y a pas eu car les gauches politiques se sont tues. Sans doute parce qu’elles estiment qu’il s’agit d’un épisode secondaire qui sera vite effacé par des débats autrement plus importants. A tort. Dès les années 1970, du côté des extrêmes-droites, certains – Alain de Benoist en particulier - ont théorisé le combat politico-culturel qui triomphe aujourd’hui. Nommé « métapolitique », ils le jugent indispensable pour gagner des soutiens dans des milieux divers, conquérir des positions hégémoniques, élargir leur électorat et, in fine, accéder au pouvoir. L’analyse du roman impérial-républicain, "au mieux" révisionniste, au pire négationniste, est essentielle mais elle ne peut seule infléchir le cours des choses.
La gravité de la situation présente et l’arrivée de nouveaux et puissants acteurs en témoignent[7]. Aux travaux des universitaires et des chercheur-e-s, aux enseignements des professeur·es, aux mobilisations des premier·es concernés, qui exigent la reconnaissance des massacres et des crimes d’Etat commis dans les colonies françaises, il faut ajouter l’indispensable intervention des gauches partisanes.
Face à l’influence grandissante de ces falsificateurs de l’histoire et aux contre-vérités qu’ils promeuvent dans de nombreux barnum pseudo-historiques[8], ces gauches doivent prendre la mesure de ces enjeux. Lorsque les extrêmes-droites, les Républicains et la petite formation dirigée par Edouard Philippe accordent tant d’importance à ces batailles, s’abstenir de riposter est une faute majeure qui leur laisse le champ libre et leur permet de prospérer.
Dénoncer leurs mensonges éhontés, défendre les libertés académiques et d’expression, œuvrer à la décolonisation de la République et de l’espace public, et exiger de l’Etat la reconnaissance des crimes coloniaux, des réparations et la restitution des biens spoliés pendant des décennies sur tous les continents, sont quelques-uns des impératifs de l’heure.
Olivier Le Cour Grandmaison, universitaire. Derniers ouvrages parus : La fabrique du roman national-républicain, éditions Amsterdam, 2025 et Oradour coloniaux français. Contre le « roman national », postface de Jean-Michel Aphatie, Les Liens qui Libèrent, 2025.
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Notes :
[1]. Laure Murat, Toutes les époques sont dégueulasses, Lagrave, Verdier, 2005, p. 38.
[2]. Roman impérial-républicain de nouveau paré des atours prestigieux de la science historique par l’académicien-mythographe Pierre Nora qui écrivait : « L’idée nationale-républicaine comporte un dernier trait qui la distingue du reste de l’Europe, c’est l’universalisme à la française qui a présidé à l’aventure coloniale. » « De l’héritage à la métamorphose. » in Recherches de la France, Paris, Gallimard, 2013, p. 55. (Souligné par nous.)
[3]. « Fayard, c’est vraiment le véhicule politique de Bolloré. Hachette en est l’instrument financier », constate S. Abbaz qui dirige la librairie Le Déluge à Sisteron, 20 Minutes, 13 décembre 2025.
[4]. Après avoir soutenu Michel Rocard, Édouard Philippe se rallie à Alain Juppé et participe à la création de l’UMP en 2002. En 2017, il est nommé premier ministre par le nouveau président de la République, Emmanuel Macron, qu’il sert avec docilité en réprimant avec la violence que l’on sait le mouvement des Gilets jaunes.
[5]. Le 18 novembre 2005, Alain Finkielkraut, que beaucoup croient philosophe, déclare au journal Haaretz : « Actuellement, on enseigne l’histoire coloniale comme une histoire négative. On n’enseigne plus que l’entreprise coloniale avait aussi pour but (…) d’apporter la civilisation aux sauvages. » En 2017, son alter ego en contes et légendes nationales, le graphomane Pascal Bruckner écrit : « une différence fondamentale » oppose « l’Empire britannique et l’Empire français » puisque « ce dernier est mû par la conviction d’apporter (…) la liberté et la civilisation. » Un racisme imaginaire. Islamophobie et culpabilité, Grasset, 2017, p. 32.
[6]. « "Ce qui nous a toujours frappés chez vos gouvernements, me disait naguère un ami norvégien, c’est le peu d’intérêt qu’ils portent aux choses de l’esprit". Le mot était dur. On voudrait qu’il cessât, à jamais d’être mérité… » Marc Bloch, L’Étrange défaite, Gallimard, 2004, p. 256-257. A la suite de beaucoup, Édouard Philippe prouve, hélas, que cette situation n’a pas changé.
[7]. A l’instar du Puy-du-Fou de Philippe de Villiers, Pierre-Édouard Stérin, finance des spectacles destinés à vanter les origines et les traditions de la France très chrétienne. Spectacles loués par le conseiller « Afrique » d’Éric Zemmour aux présidentielles de 2022, Bernard Lugan qui déclare : les gauches « ont pensé [qu’elles] avaient le monopole de l’histoire, de la culture… » ; elles « se rendent compte que ça leur échappe complètement. […] Comme on disait en 14 : on les aura. » Le Monde, 17-18 août 2025. Converti à la pseudo-théorie du « Grand remplacement », Bernard Lugan a publié : Comment la France est devenue la colonie de ses colonies, 2022.
[8]. Cf. Olivier Bétourné qui dénonce la « croisade idéologique nauséabonde » de Vincent Bolloré et de Pierre-Édouard Stérin. « Les maisons d’édition doivent protéger leurs fonds contre l’extrême-droite. » Le Monde, 3 septembre 2025.