La social-démocatie française, née sur les cendres de l'Union de la gauche en 1983, est en train de disparaître selon beaucoup d'observateurs. Elle n'est plus une option. Du coup, selon Frédéric Lordon, il n'y a désormais plus d'espace entre le Capitalisme et la Révolution.
Lorsque j'étais un étudiant en sciences politiques et en droit bien formaté à la fin des années 80, je voyais cette social-démocratie comme un socialisme purgé de ses utopies, comme une sorte de « socialisme réaliste ». J'étais bien con. Pour autant, je n'adhérais pas. Pourquoi donc ? alors que j'avais gobé le reste… C'était sans doute intuitif, le côté « gauche caviar » et donneur de leçon que je ne supportais pas. Tous ces artistes appelant Mitterrand à se représenter avaient le don de m'énerver. Mais finalement, à l'époque, je n'avais pas de réelles convictions politiques. Je m'amusais à provoquer mes congénères de Sciences-Po que je trouvais trop conformistes, car presque tous sur la même ligne « mitterrandolâtre ». Dans les amphis, je me forçais à lire ostensiblement « Le Figaro » ou « L'Equipe » et riais sous cape en voyant la réaction outrée des autres. Je passais pour un plouc ! Surtout que beaucoup, se fiant à ma seule coiffure – j'avais les cheveux longs – et à ma dégaine décontractée, m'avaient très vite classé à gauche. Et ils avaient sans doute raison même si je ne le savais pas encore…
Il faut bien le dire, je n'ai pas le souvenir d'un changement particulier après le « tournant de la rigueur ». Ma famille et moi-même avons continué à vivre comme avant, il me semble. De même, la défaite de la gauche aux législatives de 1986, ayant donné lieu à la Première Cohabitation, ou la réélection de François Mitterrand en 1988, n'ont pas bouleversé mon existence. J'avais une vision un peu naïve du théâtre du pouvoir et des majorités successives : je ne me sentais pas concerné par les combats idéologiques qui me paraissaient artificiels et destinés seulement à créer une confrontation factice pour désigner un vainqueur.

Ainsi, lorsque les étudiants ont manifesté dans les rues de Grenoble, comme dans toutes les villes universitaires de France, contre le projet de réforme Devaquet, je me suis joins au cortège parce qu'il faisait beau et que cette agitation m'excitait un peu ! Je ne me rendais pas compte que la droite libérale conduite par Chirac avançait tel un rouleau compresseur, que la flexibilité qu'elle mettait en avant, les privatisations qu'elle planifiait, la dérégulation qu'elle prônait, la suppression de l'autorisation administrative de licenciement n'étaient pas qu'une succession de mesures parmi d'autres mais se servaient du prétexte de la lutte contre le chômage pour, en réalité, faire des cadeaux au patronat. Il s'agissait déjà d'appauvrir et de précariser davantage les plus vulnérables pour que les riches puissent s'enrichir encore plus.
Le boursier en sursis que j'étais, admis sur dossier et examen en première année à l'IEP de Saint-Martin-d'Hères, aurait pu se sentir plus solidaire de ce combat qui n'était pas vain. La sélection des étudiants à l'entrée de l'université, prévue par le projet, ne m'avait pas indigné outre mesure car, contrairement aux facs plus classiques, j'avais moi-même eu à franchir cette étape. Je ne franchirais pas la suivante : l'examen de passage en seconde année. Un échec, après une année à chercher un lieu plus paisible que la résidence universitaire Condillac pour pouvoir étudier sereinement. J'enviais l'aisance familiale de ce camarade valentinois qui occupait un appartement mis à disposition par son père en plein centre de Grenoble. Le futur directeur de l'IEP bénéficiait de conditions idéales, comme d'autres fils à papa, mais je ne le jalousais pas. Nonchalant et très patient avec moi, c'était une personne de bonne compagnie. En revanche, je fulminais contre certains membres éloignés de ma famille, si avenants lors de rassemblements, et soudain peu enclins à me laisser occuper une chambre dans le logement trop grand d'une vieille cousine célibataire ou d'un cousin veuf et âgé. Je n'aurais jamais frappé à leurs portes si cela n'avait pas été d'une importance capitale. J'avais beaucoup de mal à travailler dans ma chambre universitaire minuscule et surchauffée, dont on ne pouvait pas régler le radiateur, et qui m'obligeait à dormir fenêtre ouverte en plein hiver. J'éprouvais donc les pires difficultés, non seulement à me concentrer mais à trouver le repos, d'autant plus que les conversations sonores entre étudiants volubiles s'éternisaient, même en pleine nuit, dans les couloirs… J'avais parfois l'impression d'être victime d'une véritable cabale.
M.V.
Suite et fin : https://blogs.mediapart.fr/objection/blog/240523/mon-parcours-sup-lepoque-de-malik-oussekine-33