2 Billets

0 Édition

Billet de blog 26 septembre 2025

L’Amérique latine résiste

Les récits sur l’Amérique latine oscillent entre deux extrêmes : soit l’on considère que la région traverse une crise démocratique terminale, soit l’on célèbre des avancées qui la rendent unique. La réalité est plus nuancée. Les données révèlent une image qui bouscule les généralisations.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Les récits sur l’Amérique latine oscillent entre deux extrêmes : soit l’on considère que la région traverse une crise démocratique terminale, soit l’on célèbre des avancées qui la rendent unique. La réalité est plus nuancée. Les données révèlent une image qui bouscule les généralisations. Loin d’une « récession démocratique » homogène, les pays latino-américains présentent un véritable mosaïque d’expériences différenciées. Des reculs inquiétants coexistent avec des résistances institutionnelles et citoyennes, ainsi qu’avec une capacité de résilience qui permet de surmonter les crises.

Que reste-t-il qui résiste ? Les élections comme bouées de sauvetage démocratiques

Entre 1978 et 2025, l’Amérique latine a organisé 171 élections présidentielles. Seules six d’entre elles n’ont pas respecté les mandats constitutionnels. Cette régularité constitue une conquête historique pour une région qui, pendant des décennies, a vécu sous des régimes autoritaires, des caudillismes et des pressions putschistes. Plus révélateur encore : lors de 86 de ces scrutins, les candidats challengers ont réussi à battre ceux qui détenaient le pouvoir. Freedom House confirme cette tendance : la proportion de pays « libres » est passée de 37 % en 1990 à 63 % en 2023. En Europe de l’Est, en revanche, ce pourcentage a chuté de 48 % à 41 %.

Les élections fonctionnent comme des « fusibles » du système. Elles permettent une alternance pacifique lorsque la tension devient insoutenable. Des organismes électoraux autonomes et professionnels agissent comme des gardiens, tandis que les coalitions d’opposition offrent des alternatives crédibles. Une part importante de la citoyenneté soutient cette idée. Le Baromètre des Amériques (LAPOP 2021) indique que 58 % des Latino-Américains préfèrent la démocratie. Ce chiffre dépasse les 52 % enregistrés en Europe de l’Est.

D’autres projets internationaux confirment ce schéma. Selon le projet Varieties of Democracy (V-Dem) de l’Université de Göteborg, la démocratie électorale est passée d’une valeur moyenne de 0,249 sur une échelle de 0 à 1 en 1978 à 0,697 en 2004 et 2005 pour 18 pays de la région. The Economist situe l’Amérique latine à une moyenne de 6,09 points en 2023, au-dessus de l’Europe de l’Est (5,72) et de la moyenne mondiale (5,94). Cela signifie que, dans la majorité des pays, des élections libres, équitables et compétitives continuent de fonctionner comme le principal mécanisme de résolution des conflits politiques, même dans des contextes de forte polarisation.

L’intégrité électorale s’est également améliorée. V-Dem montre que les élections « propres » sont passées de 0,214 en 1978 à 0,671 en 2023 (sur une échelle de 0 à 1), un niveau supérieur à la moyenne mondiale de 0,506. Et ce n’est pas tout. Les démocraties ont aussi réussi à élargir les droits politiques et sociaux de groupes historiquement sous-représentés. Les femmes, les migrants, les personnes issues des diversités sexo-genrées ainsi que les peuples autochtones et afrodescendants ont vu progresser leurs niveaux de participation, de représentation et même leur capacité à imposer des thèmes dans l’agenda politique dans la plupart des pays de la région. Un exemple frappant : la représentation législative des femmes est passée de 9 % dans les années 1990 à 35,8 % en 2024, selon la CEPAL.

Les limites du recul libéral

Cependant, des tensions bien réelles subsistent. La dimension libérale —celle qui protège les droits individuels, garantit l’État de droit et équilibre les pouvoirs— montre des signes d’érosion dans plusieurs pays. V-Dem révèle que, tandis que la démocratie électorale s’est institutionnalisée, la dimension libérale ne s’est jamais pleinement consolidée. Ce déséquilibre entre l’accès au pouvoir et l’exercice du pouvoir explique les tensions actuelles.

La polarisation affective a augmenté de manière significative. L’Amérique latine enregistre des niveaux d’hostilité entre partisans supérieurs à ceux du reste du monde. Cela reflète des stratégies délibérées de dirigeants qui divisent pour maximiser leur pouvoir, érodent le pluralisme et affaiblissent les institutions de contrôle.

Reculs dans la dimension électorale

Ces dernières années, certains pays ont également connu des reculs dans la dimension électorale. Des démocraties qui avaient réussi à institutionnaliser des organismes électoraux autonomes et professionnels ont commencé à régresser. L’acceptation des résultats électoraux par les perdants a elle aussi diminué. La médiane se situe autour de 0,78, ce qui suggère un moindre respect des règles démocratiques et une remise en cause de la légitimité électorale.

La participation électorale a elle aussi diminué. Elle est passée d’une moyenne de 80 % dans les années 1980 à 65 % aujourd’hui, selon les données officielles des pays. Plus encore, dans certains pays comme l’Argentine, le signal d’alarme est déjà déclenché. Lors des élections infranationales récentes (par exemple à Santa Fe, dans la Ville de Buenos Aires ou dans la province de Buenos Aires), le nombre de votants s’est réduit de manière significative.

Trois scénarios régionaux

L’analyse détaillée révèle trois schémas distincts :

Stabilité démocratique. Le Costa Rica, l’Uruguay et le Chili conservent des valeurs et des procédures démocratiques fondamentales. Ils ont résisté même à de légers reculs sans perdre leurs caractéristiques démocratiques essentielles. Ils ont démontré une résilience systémique, avec des « anticorps » institutionnels suffisants pour gérer des crises politiques et sociales de nature et d’intensité variées, sans en arriver à l’effondrement.

Récupération après des crises. Le Honduras, l’Équateur, la Bolivie, le Brésil et le Guatemala ont montré une capacité de récupération après des crises sévères, allant jusqu’à générer une résilience par réversion démocratique. Le Honduras s’est relevé du coup d’État de 2009 : son indice Polity IV est tombé à -3 en 2009, mais a retrouvé +7 en 2022. L’Équateur a surmonté l’instabilité chronique. La Bolivie a également dépassé ses reculs en réussissant à inverser la crise institutionnelle de 2019-2020. Au Guatemala, la rue a résisté aux tentatives de méconnaître les résultats en 2022. Au Brésil, ceux qui avaient tenté un coup d’État en 2023 ont été jugés.

Rupture institutionnelle. Le Venezuela, le Nicaragua et le Salvador représentent des systèmes où les institutions n’ont pas résisté à l’assaut autoritaire. Freedom House les classe comme « Non libres » : Venezuela (16/100), Nicaragua (19/100) et Salvador (31/100), contrastant avec la moyenne régionale de 59/100. Ces trois cas restent exceptionnels, et non la règle régionale.

Leçons pour l’Europe

Cette expérience offre des enseignements pour l’Europe, où les remises en question démocratiques progressent également. Première leçon : la démocratie est plus résiliente que ne le laissent entendre les titres alarmistes, mais elle exige une vigilance constante. Deuxième leçon : les reculs ne sont pas irréversibles, à condition qu’existent des mécanismes institutionnels, normatifs et sociaux de protection. Troisième leçon : la polarisation affective, la perte de consensus démocratiques et la désinformation représentent des menaces sérieuses qu’il faut affronter avant qu’elles n’érodent le pluralisme.

La pandémie a révélé cette capacité de résilience : tandis que le PIB régional chutait de 7 % en 2020, le Latinobarómetro 2024 montre que le soutien à la démocratie est resté stable (48 %-53 %). Ces données bousculent l’idée d’une récession démocratique généralisée. La région connaît des tensions où coexistent forces démocratisantes et autoritaires. Le résultat final dépendra de la capacité des institutions, des partis, des médias et des citoyens à renforcer les mécanismes de résilience.

La démocratie électorale s’est révélée plus robuste qu’on ne le pense souvent, malgré les reculs observés dans la dimension libérale. Les actions qui facilitent la récupération démocratique incluent : renforcer l’indépendance institutionnelle, coordonner les alliés institutionnels et sociaux, promouvoir la participation citoyenne, lutter activement contre la désinformation et créer des espaces de débat pluralistes et critiques.

La démocratie latino-américaine n’est pas parfaite, mais elle a démontré innovation, adaptation et résistance. En temps d’incertitude mondiale, ces expériences de résilience systémique constituent des atouts précieux pour des apprentissages partagés.

Flavia Freidenberg

Instituto de Investigaciones Jurídicas de la UNAM

Directrice de Observatorio de Reformas Políticas en América Latina  #ObservatorioReformas 

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.