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Billet de blog 24 août 2024

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Compétitions réservées aux femmes : pourquoi, comment ?

On ne peut traiter sérieusement la question des critères d’éligibilité aux compétitions sportives féminines, c’est-à-dire définir qui devrait être autorisé à participer aux compétitions réservées aux femmes, sans revenir à ce qui fonde l’existence de telles compétitions. En premier lieu, elles n’existeraient pas si « les femmes » n’existaient pas. Mais qu’est-ce qu’une femme ?

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

1. La source de la distinction femme/homme et le sexe à l’état civil

Contrairement à une idée répandue dans une certaine vulgate des études de genre, la distinction entre femmes et hommes fondée sur des caractéristiques biologiques n'est ni née à l'époque moderne, ni une invention occidentale. Les concepts de femme et d’homme non seulement existent dans toutes les cultures, mais ont historiquement été partout utilisés pour fonder un certain ordre social, quelle que soit la place (variable) donnée à des minorités de personnes considérées (à divers titres) comme n’étant ni des femmes, ni des hommes.

Au fondement de ces concepts se trouve à l’évidence le constat de deux rôles distincts et complémentaires dans la procréation humaine, un processus on ne peut plus important pour la perpétuation de tout groupe humain. Il existe seulement deux rôles, personne ne peut tenir indifféremment l’un ou l’autre et chacun nécessite un attribut biologique spécifique visible dès la naissance. Autrement dit, la capacité apparente à tenir l’un ou l’autre des rôles reproductifs permet de catégoriser les personnes, et ce dès la naissance.

Ainsi, les groupes humains n’ont eu nul besoin de connaissances en biologie ni de cadre conceptuel préexistant pour faire ce premier constat : les nouveau-nés sortent toujours du ventre de personnes d’un certain type, caractérisé par la présence entre les jambes d’un orifice bien particulier par lequel ils sortent (ce qu’on appelle un vagin), et ce uniquement lorsque ces personnes ont atteint un certain stade de leur développement (la puberté). Il n’a pas été difficile non plus de faire ce second constat, même s’il est moins évident : une grossesse ne peut être initiée chez une personne de ce premier type que par une personne d’un second type, caractérisé par la présence entre les jambes d’un organe bien particulier (ce qu’on appelle un pénis), au moyen de l’introduction dudit organe dans ledit orifice, et ce uniquement lorsque ces personnes ont atteint un certain stade de leur développement (la puberté). 

On a donné des noms à ces deux types de personnes : « femme » et « homme » en français moderne. Une femme, c’est donc en premier lieu une personne pubère appartenant au groupe de celles qui ont un vagin, ce groupe dont seuls les membres ont la capacité de gestation – pas tous, mais on ne sait pas repérer à l’avance ceux qui ne l’auront pas. Un homme, c’est en premier lieu une personne pubère assurément dépourvue de la capacité de gestation et appartenant au groupe des personnes qui ont un pénis, ce groupe dont seuls les membres ont la capacité d’initier une gestation chez une femme – pas tous, mais on ne sait pas non plus à l’avance qui l’aura. 

Un ordre social s'est mis en place attribuant des rôles et statuts distincts aux femmes et aux hommes, et ce d’autant plus facilement que le fait d’être doté d’une forme d’appareil génital ou de l’autre se trouve être assez fortement corrélé avec d'autres caractéristiques rendant plus à même d’exercer certaines fonctions sociales – par exemple la capacité d’allaiter, ou encore la possession de capacités physiques conférant un avantage dans le combat à mains nues.

On a donc observé les organes génitaux externes à la naissance pour déterminer si le nouveau-né était une fille, c’est-à-dire une future femme, ou un garçon, c’est-à-dire un futur homme, et on a traité différemment les unes et les autres afin de les préparer à leurs futurs rôles socio-sexuels. Lorsque l’état civil des personnes a été créé, la mention de sexe qui y a été incluse a simplement découlé de cette classification sociale préexistante et de l’assignation à ces rôles distincts : la mention de sexe formalise cet étiquetage réalisé à la naissance et sert fondamentalement à attribuer des droits différents, autrement dit à discriminer légalement.

Il y a bien sûr des nouveau-nés difficiles à classer selon ce critère, typiquement parce qu’ils ont à la fois un organe évoquant un pénis et un orifice évoquant un vagin, mais cette forme d’intersexuation est suffisamment rare pour qu'on puisse la traiter comme une exception, sans remettre en cause l’ordre social fondé sur la bicatégorisation des personnes selon leur sexe génital apparent. Chaque société a trouvé sa « solution » pour gérer ces exceptions, et cela a évolué au fil du temps. En Grèce durant l’antiquité, les parents se débarrassaient tout simplement de ces enfants à leur naissance. Aujourd’hui dans la plupart des pays, on autorise (et on incite même) les parents à leur faire subir toutes sortes de traitements inhumains sans nécessité médicale, et sans leur consentement, visant à les faire ressembler davantage à une fille ou à un garçon. Dans certains pays, on permet aujourd’hui que ces enfants soient rangés dans une troisième catégorie de sexe à l’état civil, et/ou aux personnes concernées de choisir dans quelle catégorie elles souhaitent être rangées lorsqu’elles sont en âge de le décider.

De même, la tolérance vis-à-vis des personnes souhaitant adopter un statut, un rôle social ou un comportement jugé non conforme à leur sexe génital, ainsi que la manière d’encadrer cette marge de liberté, a varié d’une société à l’autre et selon les époques sans que cela n’ait jusqu’à maintenant remis en cause la centralité de la bicatégorisation sociale de sexe effectuée à la naissance. Dans diverses sociétés, on a attribué un statut social spécial (ni femme, ni homme) à des minorités de telles personnes. Dans de nombreux pays, on permet aujourd’hui à des personnes de changer ce statut social si elles le souhaitent, c’est-à-dire de faire modifier leur mention de sexe à l’état civil, et dans certains pays il leur est possible de demander à être classées dans une troisième catégorie de sexe à l’état civil.

En résumé, le concept de « femme » est une notion archaïque dont le fondement ultime est la capacité de gestation, historiquement associée à la mise en place d’un ordre social assignant les « femmes » et les « hommes » à des rôles et statuts sociaux distincts (et accessoirement inégaux). Le sexe à l’état civil est la formalisation de cette notion socialement construite et l’outil juridique servant à maintenir ledit ordre social.

Selon les sociétés, cet ordre s’est plus ou moins assoupli ou effacé, et dans certaines la tolérance est croissante vis-à-vis des personnes qui pour une raison ou une autre, ne peuvent ou ne veulent prendre l’une des deux places auxquelles cet ordre les destine. De ce fait, la mention de sexe à l’état civil est de plus en plus souvent non congruente avec les caractéristiques sexuées et de plus en plus souvent ni « femme », ni « homme ». La mention de sexe à l’état civil correspond ainsi à un « sexe légal » relativement indépendant de la constitution biologique des personnes, qui n’a pas de définition précise, voire pas de définition du tout (par exemple en droit français), qui recouvre des réalités biologiques et sociales variables notamment selon les pays, et qui a de moins en moins de raison d’être dès lors que l’ordre social justifiant son existence s’efface.

2. Pourquoi faire des catégories de compétition fondées sur « le sexe » des personnes ?

Le principe d’une bicatégorisation de sexe ne s’impose pas à l’évidence dans tout sport davantage qu’un principe de catégorisation fondé sur d’autres critères. On se passe ainsi de catégories de sexe en équitation, dont les compétitions sont « mixtes » (entendre : sans critère d’accès fondé sur le sexe), et on se passe de catégories de stature dans les compétitions de saut en hauteur – ce qui exclut de facto des hauts niveaux de compétition les nombreuses personnes qui ne sont pas de très grande stature, sans manifestement que cela n’émeuve grand monde.

Même lorsqu’une catégorisation de sexe est employée, ce n’est pas toujours de sorte qu’il y ait deux catégories de compétitions, une féminine et une masculine. Ainsi, aux JO de 2024 comme à l’accoutumée, un certain nombre de disciplines sportives ne comportaient que des compétitions « femmes » (par exemple la poutre et les barres asymétriques en gymnastique) et d’autres ne comportaient que des compétitions « hommes » (par exemple le cheval d’arçons, les barres parallèles et les anneaux, en gymnastique toujours).

Le contenu des JO est bien sûr contraint par la réalité des pratiques : puisqu’ils sont conçus pour être spectaculaires, susciter l’intérêt et mettre en valeur l’excellence sportive, il est compréhensible qu’on n’y prévoie pas de catégorie concernant un très petit nombre de pratiquant·es, avec peu d’émulation et peu ou pas d’investissement des instances nationales dans la promotion de la pratique, le repérage des meilleur·es et leur coaching pour atteindre l’excellence. En même temps, cette réalité des pratiques n’est pas une donnée de base mais le résultat d’une histoire sociale. Les fédérations sportives concernées pourraient très bien décider de faire en sorte que ces sports soient davantage pratiqués par le groupe de sexe pour lequel ils n’ont pas été conçus historiquement, quitte si nécessaire à en modifier les règles afin qu’ils ne soient pas en moyenne davantage adaptés à un groupe qu’à l’autre (on pourrait par exemple modifier l’écartement des barres asymétriques et celui des barres parallèles, afin qu’ils ne soient pas davantage adaptés à la stature moyenne d’un groupe qu’à celle de l’autre, ou encore autoriser l’ajustement de ces écartements à la stature de chaque athlète). 

Ce qui est aujourd’hui généralement avancé pour justifier l’existence de compétitions réservées aux « femmes » dans nombre de sports, c’est qu’on juge désirable qu’elles accèdent autant que les « hommes » à des compétitions leur permettant de briller, de remporter des médailles et d’établir des records. Or, dans les sports où l’on observe une nette inégalité de performances en faveur de ces derniers, l’organisation de compétitions féminines protégées de la concurrence avec des hommes apparaît comme le seul moyen d’atteindre cet objectif.

Notons au passage que l’existence de compétitions masculines dans un sport n’est pas justifiée, selon une telle logique de « protection », dès lors qu’on n’y observe pas d’inégalité de performances en défaveur des hommes. Les compétitions masculines pourraient me semble-t-il dans ce cas être supprimées, remplacées par des compétitions ouvertes sans distinction de sexe. Cela présenterait plusieurs avantages : les femmes seraient tirées vers le haut par la possibilité de concourir contre des hommes, certaines auraient la possibilité de briller aux plus hauts niveaux de compétition dans des sports où l’écart de performance est peu marqué ou deviendrait inexistant, et les femmes (à l’état civil) aujourd’hui non admises aux compétitions féminines en raison de leur possession de certaines caractéristiques sexuées masculines pourraient tenter leur chance dans ces compétitions sans avoir à subir la violence symbolique d’un étiquetage « homme » alors qu’elles sont des femmes socialement ou à leurs propres yeux.

Mais les choses ne semblent pas évoluer dans cette direction : la prégnance de la bicatégorisation sociale de sexe, combinée à un objectif de parité en nombre d’athlètes de haut niveau et de médailles qui semble faire consensus (on s’est ainsi beaucoup félicité que les JO de 2024 soient les premiers paritaires de l’histoire), fait qu’on conserve par facilité deux catégories de compétitions, les « féminines » et les « masculines ». Fixer un tel objectif de parité numériquement exacte et se dire que tous les moyens sont bons pour l’atteindre me semble bien peu justifié.

Des séparations de compétitions selon le sexe ont même été créées relativement récemment. Ainsi, en skeet olympique, une forme de ball-trap introduite aux JO de 1968 et qui est restée mixte jusqu’à ceux de 1992, les compétitions sont devenues réservées aux hommes en 1996, puis à partir de 2000 des compétitions féminines ont aussi été organisées. Plutôt que la conséquence d’un réflexe masculiniste provoqué par la victoire d’une femme aux JO de 1992, comme on le lit parfois, il se pourrait que cela soit avant tout la conséquence de l’application maladroite d’une politique décidée antérieurement d’inclusion des femmes puis de parité [1].

On peut aussi concevoir que des compétitions féminines séparées des masculines soient organisées afin de pouvoir établir des règles différentes, et ce non pas pour empêcher que les performances des femmes soient comparées à celles des hommes au risque de leur faire ombrage (un autre réflexe masculiniste parfois prêté aux instances sportives, sans toutefois que cette accusation ne soit étayée), mais au contraire pour permettre aux femmes de briller en accomplissant des performances tout aussi spectaculaires, en particulier sans subir des règles ajustées aux capacités moyennes des hommes (le poids des objets en lancer, par exemple).

Une autre raison de faire ou de maintenir des compétitions séparées peut être le fait que cela permet de constituer des sous-catégories adaptées au mieux à chaque groupe. Ainsi, les catégories de poids ne sont pas les mêmes dans les sports de combat car la distribution des poids dans la population des pratiquant·es diffère nettement selon le groupe de sexe. A contrario, l’absence de catégorie de poids illimitée chez les femmes en boxe aux JO de 2024, alors qu’il en existe une chez les hommes et qu’il en existe une pour les deux sexes en judo, interroge…

Une raison encore différente a d’ailleurs été invoquée pour la boxe, précisément. A l’occasion de la polémique déclenchée par la participation aux JO de 2024 d’une boxeuse ayant un caryotype masculin (et un taux de testostérone élevé) [2], du fait qu’aucun critère d’éligibilité relatif à la sexuation biologique n’avait été imposé par le CIO, la Jordanienne Reem Alsalem, Rapporteuse spéciale des Nations Unies sur les violences faites aux femmes et aux filles, a ainsi estimé qu’avoir des compétitions réservées aux femmes était nécessaire à leur sécurité physique.

Bref, la catégorisation de sexe des compétitions existe ou non selon les sports, selon des modalités variables et pour des raisons variées et plus ou moins défendables, et il me semble que la question de son existence ainsi que celle des critères pertinents pour définir les contours des catégories mériteraient d’être soigneusement (ré)examinée pour chaque sport.

Dans la suite de ce billet-essai, je me focalise sur le cas des sports dans lesquels on justifie l’existence de compétitions féminines par le souhait de protéger « les femmes » de la compétition avec « les hommes » en raison de l’écart de performances existant en faveur de ces derniers : les hommes typiques sont manifestement avantagés par rapport aux femmes typiques dans ces sports où avoir plus de force et plus de puissance, notamment, fait une grande différence. Afin de s’assurer qu’aucune concurrente n’est biologiquement un homme, pourquoi ne pas tout simplement vérifier le « sexe biologique » des athlètes ?

3. Le problème de la détermination du « sexe biologique » d’une personne

Dans la très grande majorité des cas, la constitution biologique d’une personne est de l’un ou l’autre des deux types suivants :

- deux chromosomes X dans toutes les cellules du corps (sexe chromosomique), des ovaires, soit les gonades qui en principe produisent des gamètes femelles et relativement peu de testostérone (sexe gonadique), un utérus, un vagin et des organes génitaux externes de forme féminine (sexe génital) et un taux relativement bas de testostérone en circulation dans le sang,

- un X et un Y dans toutes les cellules du corps, des testicules, soit les gonades qui en principe produisent des gamètes mâles et relativement beaucoup de testostérone, pas d’utérus ni de vagin, des organes génitaux externes de forme masculine et des gènes codant pour les récepteurs cellulaires aux androgènes dépourvus de mutation délétère.

Du point de vue des biologistes et des médecins, la personne est alors en principe considérée comme étant « de sexe biologique féminin » dans le premier cas, et « de sexe biologique masculin » dans le second.

Outre que ces deux configurations constituent l’ultra-majorité de l’humanité, il existe une corrélation importante (notamment due à la différence de taux de testostérone en circulation, mais pas uniquement) entre le fait d’être en présence de l’une ou l’autre de ces configurations et la valeur (mesure) de divers traits aisément perceptibles, qui peuvent être qualifiés de caractéristiques sexuées en raison de cette corrélation. Hormis la forme des organes génitaux externes, il s’agit principalement de divers aspects de la forme du corps (dimensions de certains os, répartition et volume des muscles squelettiques, répartition et volume de la masse grasse, volume des glandes mammaires), du degré de développement du système pileux et de la présence de poils dits terminaux dans certaines zones, de la proéminence laryngée du cartilage thyroïde ( « pomme d’Adam ») et de la hauteur de la voix.

De ce fait, en présence d’une personne on a très souvent la sensation que c’est « une femme » ou que c’est « un homme », au sens où elle est du premier ou du second type ci-dessus, et on a raison la plupart du temps (on n’est pas victime de « stéréotypes de genre »)… mais la plupart du temps seulement. Il existe de nombreuses configurations faisant exception. Ce sont certaines de ces exceptions qui créent des difficultés lorsque les compétitions sportives sont structurées par la bicatégorisation de sexe.

En fait, « le sexe biologique » des personnes n’existe pas au sens où on l’entend ordinairement, c’est-à-dire comme attribut binaire (femelle ou mâle) ou éventuellement ternaire (femelle, mâle ou intersexe). En biologie comme en médecine, le sexe biologique est un construit multidimensionnel dont chacune des dimensions correspond à une caractéristique sexuée génétique ou anatomo-physiologique. L’importance de chacune dépend du contexte, ce qui fait en particulier que certaines personnes peuvent être considérées comme étant de sexe masculin dans un contexte, mais de sexe féminin dans un autre, et éventuellement comme intersexuées dans un autre encore.

Ainsi, la forme des organes génitaux externes, le fait d’avoir ou non un utérus, les nombres de chromosomes X et Y présents dans les cellules somatiques, ou encore le fait d’être capable à un certain moment de sa vie de produire des spermatozoïdes, des ovocytes ou ni l’un ni l’autre, par exemple, ne revêtent pas du tout la même importance dans un contexte de pratiques sexuelles, de dépistage ou prévention de certaines maladies, de recherche en biologie évolutive ou de recherche en biologie du développement, de procréation, ou encore de compétitions sportives. En particulier, alors que certaines personnes soutiennent qu’il suffit de regarder le sexe des gamètes pour déterminer le « vrai sexe » d’une personne, on ne voit pas en quoi cet attribut biologique qui n’a aucun impact sur les performances sportives aurait une quelconque pertinence pour constituer des catégories de compétition.

Par ailleurs, le sexe biologique n’est pas discret ni a fortiori binaire, ce qui fait que tout système de catégorisation selon le sexe implique une part d’arbitraire, a fortiori si c’est une bicatégorisation. En effet, outre que le caractère multidimensionnel du sexe biologique génère à lui seul de la non-binarité, le sexe biologique incorpore des dimensions discrètes mais non binaires, voire continues. Par exemple, la grande majorité des personnes sont constituées de cellules contenant soit un chromosome X et un Y, soit deux chromosomes X, mais chez certaines personnes il peut y avoir deux X et un Y (environ une naissance sur 1200), chez d’autres un seul X et pas d’Y (environ une naissance sur 5000), etc. Dans de rares cas de mosaïcisme ou chimérisme génétique, une personne peut même naître avec un mélange de lignées cellulaires contenant un Y et d’autres n’en contenant pas, et ce en proportion variable selon les personnes et dans des régions du corps également variables. Deux exemples de dimensions plus couramment continues sont la forme des organes génitaux externes et le taux de testostérone dans le sang.

Nombre de caractéristiques sexuées d’une personne peuvent en outre changer au cours de la vie. C’est par exemple le cas du taux basal de testostérone, ou encore celui de divers traits selon qu’une personne est enceinte ou non, et ménopausée ou non. Même la présence du chromosome Y évolue avec l’âge : on constate chez environ 40% des hommes de 70 ans une perte du chromosome Y dans une partie de leurs cellules, et cette perte peut même concerner la majorité des cellules. Des procédures de transition médicale, par ailleurs, sont susceptibles de modifier considérablement certains traits anatomo-physiologiques sexués, tout particulièrement en cas de blocage de la puberté suivi de la création d’un environnement hormonal typique du sexe opposé, et les effets de certaines d’entre elles croissent au fil du temps.

Pour finir, les valeurs (mesures) des différentes dimensions du sexe biologique d’une personne ne sont pas toutes disponibles, certaines étant même généralement inconnues de la personne elle-même. Les connaître nécessite donc de faire des examens et analyses spécifiques. Dans le contexte de l’accès à des compétitions sportives, avant même de parler des problèmes posés par l’exclusion d’athlètes de certaines compétitions en fonction des résultats de tels tests, les effectuer de manière systématique peut non seulement s’avérer excessivement coûteux, mais aussi amener à révéler une information perturbante alors que la personne ne souhaitait pas la connaître, ce qui pose un problème éthique. Si ces tests ne sont au contraire réalisés que chez certain·es athlètes, seul le problème du coût est réglé ; la procédure de ciblage des athlètes à tester est toujours discutable, et cela crée nécessairement des injustices entre athlètes.

On le voit donc, il n’existe pas de système de catégorisation de sexe biologique qui soit pertinent dans tous les contextes et pour la totalité des êtres humains, dépourvu de toute part d’arbitraire dans la délimitation des catégories, et qui n’entraîne aucune difficulté pratique ni éthique dans sa mise en œuvre. Si l’on veut que l’éligibilité aux compétitions féminines « protégées » soit fondée sur des critères de sexe biologique et susceptible d’être vérifiée, il faut réfléchir et déterminer les critères les plus pertinents et adaptés à la situation.

Quels critères les instances sportives ont-elles retenu ? Dans ce qui suit je me concentre sur les critères historiquement retenus par le Comité International Olympique (CIO) et par l’instance régulant les compétitions internationales d’athlétisme, car c’est sur eux que se sont concentrées la plupart des critiques et parce qu’ils sont parmi les plus élaborés, issus de réflexions approfondies nourries de nombreux retours d’expérience et expertises scientifiques.

4. Les critères d’éligibilité aux compétitions féminines « protégées » de 1928 à 2000

Les premières compétitions féminines olympiques d’athlétisme apparaissent en 1928. Elles sont comme les compétitions masculines basées sur le sexe légal, mais très vite la présence d’athlètes présentant certaines formes d’intersexuation (non nécessairement perçues ni formellement identifiées comme telles) pose problème. Historiquement classée en trois grands types, « (pseudo-)hermaphrodisme féminin », « (pseudo-)hermaphrodisme masculin » et « hermaphrodisme vrai », l’intersexuation est étudiée de longue date et fait alors déjà depuis plusieurs siècles l’objet d’expertises médicales visant à déterminer le « vrai sexe » des personnes concernées, pour des raisons légales telles que des procès en nullité de mariage ou le droit de s’habiller « en homme » ou « en femme ».

Dès les années 1930, les performances exceptionnelles et le physique viril de certaines athlètes, telles l’Etats-unienne Helen Stephens et la Polonaise  Stanisława Walasiewicz/Stella Walsh, suscitent la suspicion. Détentrice de titres nationaux en sprint, en lancer de poids et en lancer de disque, victorieuse de toutes les plus de cent compétitions de courses officielles auxquelles elle participera, Stephens est médaillée d’or du 100 m aux JO de Berlin en 1936 et y établit un nouveau record. Stella Walasiewicz, médaillée d’argent, l’accuse publiquement d’être un homme, acculant les organisateurs à procéder à une vérification. Stephens est déclarée de sexe féminin suite à l’inspection grossière de ses organes génitaux externes. Walasiewicz s’avèrera quant à elle être une personne intersexuée (atypie chromosomique et génitale) lors d’une autopsie réalisée en 1980 suite à sa mort violente.

Le fait que plusieurs athlètes changent de sexe à l’état civil peu après avoir brillé dans des compétitions féminines de haut niveau, telles la championne de 800 m tchécoslovaque Zdenka/Zdenek Koubkova, la lanceuse de javelot anglaise Mary/Mark Weston et la cycliste belge Elvira/Willy de Bruinj, pose aussi question dès ces années-là. Si l’intersexuation de ces trois athlètes ne peut être affirmée avec certitude, n’ayant pas fait l’objet d’investigations officielles ou publiques, il n’en est pas de même pour la championne de saut en hauteur allemande Dora/Heinrich Ratjen : après son signalement à la police dans une gare en 1939 (elle était soupçonnée d’être un homme habillé en femme), elle est déclarée homme en 1939 par un médecin qui fait en même temps état de son intersexuation génitale. Exclue par la fédération allemande d’athlétisme et privée de sa médaille d’or gagnée en 1938, elle déclare s’être toujours sentie homme et change de sexe légal. 

La récurrence de ce genre de cas et les plaintes d’athlètes qui s’estiment injustement concurrencées poussent à mettre en place des vérifications du sexe biologique. La fédération féminine d’athlétisme britannique demande ainsi en 1948 la fourniture d’un certificat médical attestant du sexe, mais cette « solution » sera abandonnée en raison de la facilité avec laquelle un certificat de complaisance ou falsifié peut être obtenu.

En 1966, le CIO et la Fédération Internationale d’Athlétisme Amateur (IAAF) mettent en place un « contrôle de sexe » systématique destiné à s’assurer d’une certaine équité, en termes de constitution physique, entre les athlètes féminines. Il ne s’agit pas tant de détecter des hommes « légaux » qui tenteraient de se faire passer pour des femmes (cela n’est semble-t-il jamais arrivé) que d’écarter des femmes « légales » dont la constitution biologique, parce qu’elles sont intersexuées ou parce qu’elles sont nées hommes mais ont changé de sexe légal, est typique du sexe masculin. 

Pour ce faire, les athlètes engagées dans des compétitions féminines internationales sont toutes examinées nues par un panel de médecins, passent des tests de capacités physiques et subissent aussi un examen gynécologique. Les protestations fusent, aussi cet examen déshumanisant et humiliant est très vite abandonné au profit d’un test génétique.

Non invasif, objectif et relativement peu couteux, ce test est opéré sur un prélèvement de cellules de la muqueuse buccale. Il consiste à rechercher la présence du corpuscule de Barr, la forme caractéristique prise par l’un des deux chromosomes X lorsqu’il y en a deux, et à vérifier l’absence de chromosome Y par un test de fluorescence. En cas de résultat positif, l’athlète est jugée éligible et reçoit un certificat valable à vie. En cas de résultat négatif ou douteux, on procède à un examen corporel pour trancher (la présence de testicules internes, le cas échéant, est en particulier prise en compte).

Lors d’un premier essai de ce test en 1967, sur un échantillon d’athlètes tiré au hasard, la sprinteuse polonaise Ewa Klobukowska, détentrice de trois records mondiaux et plusieurs fois médaillée d’or ou d’argent en 100 m et 200 m, se révèle intersexuée. Elle est exclue des compétitions féminines et voit ses records annulés par l’IAAF (mais on lui laisse ses médailles). Juste avant les JO d’hiver à Grenoble en 1968, la skieuse autrichienne Erika/Erik Schinegger, championne du monde en 1966, se révèle également intersexuée suite à ce test. Elle décide de changer de sexe et propose de donner sa médaille de 1966 à Marielle Goitschel, arrivée deuxième (iel gardera son titre mais Goitschel se verra attribuer rétroactivement aussi la médaille d’or).

Ce test devient systématique à partir des JO d’été de 1968, opéré avant la tenue des compétitions afin d’éviter que des athlètes soient disqualifiées en cours de route ou après coup. Hormis les problèmes éthiques que soulève la mise en œuvre de ce test, son manque de pertinence sur le plan biologique est dénoncé. Outre qu’il peut y avoir des faux négatifs (par exemple dans le cas de personnes présentant un mosaïcisme/chimérisme génétique), le problème est surtout qu’il ne porte pas sur le degré d’ « androgénisation » du corps des athlètes (c’est-à-dire la quantité de d’androgènes auquel il a été et est encore exposé, combinée au degré de sensibilité aux androgènes), alors qu’il s’agit d’un déterminant majeur des avantages masculins – j’y reviendrai. En effet, ni la présence/absence d’un chromosome Y, ni celle de testicules n’en est un indicateur fiable.

Un cas emblématique de ce problème est celui de Maria Martinez-Patiño, coureuse exclue en 1986 de l’équipe olympique espagnole en raison de son échec à ce test. Elle est en effet exclue en raison de son caryotype 46,XY combiné à ses organes génitaux internes masculins (elle possède des testicules et non des ovaires, et accessoirement n’a pas d’utérus), or il s’avère qu’elle possède également une mutation génétique qui la rend complètement insensible aux androgènes. Arguant que de ce fait, elle ne bénéficie pas des avantages induits par le haut taux de testostérone produit par ses testicules, elle obtient en 1988 le rétablissement de sa licence IAAF et elle est autorisée à concourir pour participer aux JO suivants (elle échouera à se qualifier).

A partir de 1992, alors que l’IAAF a décidé de son côté qu’il fallait abandonner les tests systématiques au profit de vérifications ponctuelles en cas de soupçon, le CIO les conserve mais remplace les tests chromosomiques par un test PCR recherchant en particulier une séquence d’ADN appelée SRY (Sex-determining region of Y chromosome), parfois présente même en l’absence de chromosome Y. La présence de cette séquence est déterminante pour le développement des testicules : en principe, les gonades au départ indifférenciées se différencient en ovaires en son absence, et en testicules en sa présence, bien qu’il existe ici aussi des exceptions. Cela ne résout pas vraiment les problèmes susmentionnés, mais cela fait du moins un test génétique directement plus précis et applicable en masse. Aux JO d’Atlanta en 1996, 3387 athlètes sont testées et huit sont trouvée positives à SRY. Les examens complémentaires aboutissent à la conclusion que trois sont complètement insensibles aux androgènes (comme Maria Martinez-Patiño), quatre le sont partiellement et une présente un déficit en 5-alpha-réductase. Au terme d’examens biologiques et cliniques dont le contenu n’est pas révélé, toutes se voient finalement admises aux compétitions féminines. 

Au vu du coût élevé de ces tests systématiques n’ayant abouti à aucune exclusion, le CIO les abandonne à partir des JO de 2000, se réservant comme l’IAAF le droit de procéder à des vérifications ponctuelles. Celles-ci ne sont faites que si une partie prenante à une compétition (athlète, équipe) le demande et si l’autorité médicale compétente le juge pertinent. Le cas échéant, des examens approfondis sont réalisés et l’athlète n’est admise aux compétitions féminines que s’il est estimé qu’elle ne bénéficie pas des avantages typiques du sexe masculin. Concrètement, c’est le degré d’androgénisation susmentionné qui est évalué et ne doit pas être typiquement masculin. 

5. Les critères actuels en athlétisme

Le CIO a aujourd’hui abandonné tout critère d’admission aux compétitions féminines incluant une mesure plus ou moins directe de l’androgénisation, prônant des règles d’éligibilité larges et renvoyant aux fédérations de chaque sport la responsabilité de fixer des règles plus strictes si elles le souhaitent. L’IAAF en revanche, aujourd’hui nommée World Athletics (WA), a conservé ce principe. En 2011, elle a introduit des critères d’éligibilité contenant notamment un élément objectif de ce degré d’androgénisation : le taux de testostérone sérique [3], avec une valeur plafond alors fixée à 10 nmol/L. Ces critères ont été plusieurs fois modifiés depuis – en 2018, 2019, 2021, 2023 et 2024 –, mais ils restent fondés sur le même principe général.

Les exclusions des compétitions féminines concernent d’une part uniquement un très petit sous-ensemble des personnes intersexuées, et d’autre part des femmes trans, avec des règles plus sévères pour ces dernières. Les critères d’inclusion/exclusion utilisent en particulier une valeur limite du taux de testostérone sérique : 2.5 nmol/L. La WA justifie le choix de cette valeur en indiquant que 99.99% des femmes, hormis intersexuées ou présentant un syndrome des ovaires polykystiques (SOPK), présentent un taux inférieur à 2.44.

Selon le règlement relatif à l’intersexuation (C3.6), une personne est admise aux compétitions féminines si son sexe légal est féminin ou intersexe, et dès lors qu’elle ne présente pas l’une des formes d’intersexuation listées [4] (c’est-à-dire en pratique dès lors que ses gonades ne contiennent pas de tissu testiculaire) ou que son niveau de testostérone en circulation est inférieur à 2.5 nmol/L ou que sa sensibilité aux androgènes est jugée insuffisante pour que la testostérone ait sur elle un effet androgénique important [5]. En particulier, les athlètes de sexe gonadique féminin sont admises quel que soit leur taux de testostérone, ce qui inclut notamment les femmes avec SOPK et celles nées avec une hyperplasie congénitale des surrénales.

Les personnes de sexe légal féminin ou intersexe qui ne satisfont aucune de ces trois conditions sont autorisées à participer aux compétitions masculines, et bien-sûr aux « mixtes » s’il en existe. Si elles abaissent continument leur taux de testostérone en dessous de 2.5 nmol/L pendant au moins 24 mois, elles sont admises dans les compétitions féminines.

Selon le règlement applicable au personnes transgenres de sexe biologique masculin et non intersexuées au sens du règlement C3.6 (C3.5), une telle personne est admise aux compétitions féminines dès lors qu’elle déclare sur l’honneur avoir une identité de genre féminine (quel que soit son sexe légal), qu’elle n’a pas fait l’expérience de la puberté masculine au-delà du stade 2 de Tanner et qu’elle a maintenu son taux de testostérone sous 2.5 nmol/L depuis sa puberté.

6. Critique de ces critères en tant que constituant une discrimination

L’existence de ces critères constitue de facto une discrimination fondée sur le « sexe » au sens large, à savoir sur des caractéristiques sexuées, sur la mention de sexe à l'état civil et/ou sur l’identité de genre. Cela est en théorie interdit notamment par l'article 14 de la Convention européenne des droits de l'homme, mais en théorie seulement car en pratique, de telles discriminations ont lieu couramment sans être sanctionnées.

En effet, une discrimination peut être jugée acceptable si l’on estime qu'elle est proportionnée au but poursuivi. En l'occurrence, la principale question soulevée est en gros celle du poids relatif des torts infligés aux personnes visées par ces critères, eu égard aux torts que l’absence de tels critères infligerait globalement aux femmes « typiques », qui constituent l’ultra-majorité des femmes. La notion de proportionnalité relève d'une appréciation subjective, et la réponse à la question soulevée n'est manifestement pas évidente.

De fait, le Tribunal arbitral du sport (TAS), une institution indépendante basée en Suisse participant à la résolution des litiges dans le monde du sport, avait rejeté en avril 2019 le recours d’une athlète intersexuée car aux yeux de la majorité de ses membres, le règlement de l'IAAF la concernant était certes discriminatoire, mais constituait un moyen nécessaire, raisonnable et proportionné d’atteindre les buts poursuivis par l’IAAF, à savoir « assurer une compétition équitable ». Mais dans une décision du 11 juillet 2023, la Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH) a estimé au contraire qu'en rejetant ce recours, la Suisse avait notamment violé l'article 14. De plus, cette décision a été rendue à une courte majorité (4 juges sur 7). Dans leur « opinion dissidente commune », les trois juges ayant voté contre cette décision soulignent en particulier : « l’examen de la violation alléguée commande une analyse particulièrement minutieuse et équilibrée des droits de deux groupes qui, selon la jurisprudence de la Cour relative à l’article 14, sont des groupes protégés : d’une part les femmes et d’autre part les personnes intersexes ».

A noter que c’est uniquement le tort causé aux athlètes intersexué·es dont le sexe légal est féminin ou intersexe qui a soulevé l’indignation. Les athlètes intersexués dont le sexe légal est masculin, et dont les paramètres biologiques les rendraient éligibles aux compétitions féminines selon les critères actuels, mais qui en sont exclus, sont curieusement oubliés alors que leur constitution ne leur permet pas d’espérer briller dans les compétitions masculines. De même, les athlètes trans de constitution suffisamment « féminine », mais dont l’identité de genre est non-binaire, sont aussi curieusement oublié·es, ainsi que les hommes trans qui n’ont pas fait de transition hormonale.

7. Critiques de l’utilisation de la testostérone : « elle ne fait pas tout »

Certaines personnes soutiennent que jusqu'à preuve du contraire, il n'est pas pertinent de tenir compte du taux de testostérone pour exclure quiconque des compétitions féminines. Une première ligne d’argumentation repose sur l’idée que la testostérone ne fait pas tout dans la performance sportive, loin de là, et que son poids dépend des capacités sportives spécifiques mises en jeu (force maximale, vitesse, puissance maximale, explosivité, endurance…) ainsi que de l’importance de qualités et compétences techniques, qui diffèrent selon le sport.

Cette idée est notamment développée dans un très long chapitre de Testosterone: an unauthorized biography (p.159-253), publié en 2019 par Katrina Karkazis et Rebecca Jordan-Young. Ce livre qui s’attache à déconstruire les mythes savants relatif à la testostérone, et le fait brillamment, constitue une référence pour les personnes qui soutiennent la suppression de tout test basé sur la testostérone. Il contient l’argumentaire le plus fourni et sérieux qu’il m’ait été donné de lire à l’appui de cette position.

« Connaître le niveau de testostérone d'une personne ne permet pas de prédire sa performance sportive », y signalent les autrices. On peut même aller un cran plus loin : « la testostérone n'est pas un bon prédicteur de la performance sportive » (en d'autres termes, la variabilité inter-individuelle du taux de testostérone ne rend compte que d'une faible part de la variance totale de la performance sportive). Dire que la testostérone est « l'unique déterminant le plus important » des capacités sportives est « beaucoup trop simpliste ». « Des études contrôlées ont montré que supplémenter la testostérone produite naturellement par de la testostérone exogène augmente la masse des muscles squelettiques ainsi que certains aspects de la force musculaire et de l'endurance, mais on ne peut pas en déduire qu'une personne qui a plus de testostérone qu'une autre a forcément aussi de plus grandes capacités sportives ». On se trompe si l'on croit « que la performance sportive repose sur les mêmes capacités dans tous les sports, et que la testostérone a un effet puissant sur toutes ».

Tout cela est correct : en effet, la différence de taux de testostérone – surtout si on ne tient compte que de celui circulant à un instant t – n'est que l'un des multiples facteurs d’inégalités de performances sportives, il n'est pas nécessairement le plus important, et son importance varie grandement d'un sport à l'autre (elle peut même être négligeable). C’est ce qui peut apporter une réponse à une question récemment posée : « Comment un champion avec un taux de testostérone de 2 nmol/l peut-il être aussi performant qu’un autre ayant un taux de 40 nmol/l ? »

Mais c'est hors sujet pour la question qui nous occupe. En effet, on pourrait de la même façon souligner que le poids n'est que l'un des multiples facteurs de la performance en sports de combat et qu'il n'est pas nécessairement le plus important. Devrait-on en déduire qu'il n'est pertinent de constituer des catégories de poids dans aucun sport de combat, que c'est scientifiquement infondé et injustement discriminant envers les personnes dont le poids est supérieur à une certaine valeur utilisée comme plafond pour l'accès à certaines compétitions ?

On pourrait pareillement – et même a fortiori – souligner que le « sexe social » des personnes (le fait d'avoir été traité pendant des années comme étant de tel sexe, de baigner dans un univers culturel rempli de stéréotypes bien particulier associés à ce sexe, etc), n'est que l'un des multiples facteurs des performances sportives et qu'il n'est pas nécessairement le plus important. Il est donc dans tous les cas injustifié de faire des catégories sportives qui tiennent compte du « sexe social », quelle que soit la façon de le mesurer ou l'approximation qu'on peut en trouver ? 

Quitte à raisonner ainsi, on pourrait d'ailleurs mobiliser l'exemple édifiant d'Usain Bolt donné par les autrices. Réputé « humain le plus rapide du monde » sur 100m, il a déclaré que son record sur 800m était de 2 min 7s. Or rien qu'en 2018, indiquent-elles, 498 femmes ont couru le 800m plus vite, et le record chez les filles de 12 ans est même légèrement inférieur à 2 min 7s. Ce qu'elles veulent mettre ici en évidence, c'est qu'on prend à tort pour acquis certains postulats concernant le lien entre testostérone et performances sportives, ainsi que « le postulat associé selon lequel le sexe écrase toutes les autres différences entre sportifs entraînés » : « Cet exemple montre que le sexe n'est pas toujours le critère le plus judicieux pour catégoriser les athlètes, et ce même dans un sport donné tel que la course », ajoutent-elles. Certes. On se demande pourquoi les personnes qui utilisent cette remarque sur la testostérone pour rejeter son usage aux fins d'établir les contours des compétitions réservées aux femmes, et ce quel que soit le sport, n'utilisent pas la même remarque sur le sexe à l’état civil et l’âge pour rejeter leur usage, et ce quel que soit le sport.

8. Critiques de l’utilisation de la testostérone : « ce n’est pas prouvé »

Il est aussi régulièrement argué qu’on manque de preuves du bien-fondé de l’utilisation du taux de testostérone.

Une première idée, pour le moins difficile à soutenir, est que les données de la recherche n'établiraient pas que la différence naturelle de taux de testostérone entre femmes et hommes joue un rôle significatif dans la production entre eux d’inégalités de performances sportives, quel que soit le sport. J’ai même lu dernièrement sous une plume militante l’affirmation que « toutes les études montrent » que cette différence n’a aucune conséquence de cette nature (!)

Une seconde idée est que cela est certes établi, mais qu’il n'est pas démontré qu’un taux élevé de testostérone chez les athlètes intersexuées visées apporte un avantage comparable à celui qu’il confère aux athlètes biologiquement hommes (typiques) comparativement aux athlètes biologiquement femmes (typiques). C’est sur ce point précis que le TAS avait estimé, en 2015, que les données scientifiques présentées par l’IAAF étaient insuffisantes, suspendant alors son règlement et lui donnant deux ans pour revenir avec des données plus convaincantes.

Nous sommes en 2024 et depuis, de l’eau a coulé sous les ponts. Je n’ai pas l’intention de développer ici un argumentaire technique car ce n’est pas l’objet du présent texte, et parce que je n’ai en particulier pas pour objectif de convaincre que les règles actuelles de la WA sont les meilleures imaginables (ce n’est pas le cas). Je me contenterai de dire que selon moi, il existe un faisceau convergent, et assez dense, d’indices individuellement solides soutenant l’idée que la constitution biologique des personnes intersexuées visées par le règlement actuel leur confère un avantage substantiel et de même nature que celui conféré par la constitution biologique des hommes typiques, comparativement aux femmes typiques, au moins dans la plupart des disciplines de l’athlétisme.

On ne peut dire plus car la preuve formelle n'a pas été apportée, et ne pourra sans doute jamais l'être, de même qu’on n’a jamais démontré que le tabagisme induisait des cancers du poumon en faisant fumer des vraies cigarettes pendant des années à un groupe de personnes et des cigarettes placebo à un groupe contrôle, en répartissant de manière aléatoire les personnes dans les deux groupes et en contrôlant tous les autres facteurs susceptibles d’avoir une influence sur la survenance d’un cancer du poumon. 

Dès lors, on ne peut compter que sur l’évaluation subjective d’un ensemble d’indices de nature corrélationnelle (ex : étroite corrélation entre l’augmentation du taux de testostérone à la puberté chez les garçons et l’établissement progressif des différences de performances sportives observées ; surreprésentation des personnes intersexuées visées parmi les athlètes de haut niveau, par rapport à leur présence en population générale), ou établissant des liens de causalité mais dans des conditions différentes de celles visées (ex : augmentation de performances causée par l’administration de testostérone exogène ; diminution de performances causée par la réduction artificielle du taux de testostérone naturel), combinés à des données concernant les mécanismes moléculaires d’action de la testostérone et à l’observation que les seules différences de constitution biologique existant entre un homme typique et les athlètes 46,XY/testicules/haut taux de testostérone essentiellement concernés semblent peu à même de produire une différence notable de capacités typiquement impliquées dans la haute performance sportive.

On pourra trouver une recension de tels indices et un point d’entrée dans cette littérature dans trois articles de synthèse récents (avec lesquels je ne suis pas entièrement d’accord dans le détail) : « Toward a robust definition of sport sex » de David Handelsman publié dans Endocrine Reviews en 2024, « Sex differences in human performance » de Sandra Hunter et Jonathon Senefeld publié dans The Journal of Physiology en 2024, et « The biological basis of sex differences in athletic performance: consensus statement for the American College of Sports Medicine » publié en 2023 simultanément dans Medicine & Science in Sports & Exercise et dans Translational Journal of the American Journal of Sports Medicine. Ce dernier texte a été produit par un groupe de travail incluant entre autres des chercheurs ayant participé à la mise au point des règlements existants, dont l'ex-athlète aujourd’hui chercheuse Joanna Harper, femme trans.

Pour finir, des remarques suggestives sont parfois faites qui ne sont pas de nature à apporter une contradiction convaincante, telle celle-ci : « Pourquoi les femmes intersexes 46,XY ayant un déficit en 5 alpha-réductase qui présentent des taux de testostérone élevés ont-elles des records bien inférieurs à ceux des hommes dans leurs catégories ? ». Car tout d’abord, outre que cette affirmation mériterait d’être précisée (de quel échantillon d’athlètes et de records parle-t-on ?), encore une fois la testostérone ne fait pas tout. Il est possible que les très rares personnes concernées à s’être trouvées dans les conditions d’établir des records n’aient pas réuni en même temps tout ce qui était nécessaire pour atteindre les records masculins du moment (autres qualités physiques et mentales rares trouvables chez un certain nombre d’hommes, mais ayant par construction beaucoup moins de chance d’être réunies parmi l’une des rares personnes concernés), et/ou qu’elles n’aient pas bénéficié d’un entraînement optimal connaissant leur condition, sachant que pulvériser un record féminin attirerait l’attention sur elles et donnerait du grain à moudre aux promoteurs des règles qui les excluent, et/ou d’ailleurs tout simplement qu’elles ne se donnent pas à fond pour la même raison. Par rapport aux hommes, elles pâtissent aussi vraisemblablement de désavantages psycho-sociaux liés non seulement à leur sexe social/légal, mais aussi à leur condition de personnes intersexuées.

Une autre remarque parfois faite est qu’on constate chez les athlètes femmes de haut niveau une surreprésentation des personnes 46,XY avec insensibilité complète aux androgène, par rapport à leur présence en population générale. Or cela pourrait tout simplement indiquer que le fait d’être 46,XY avec des testicules et beaucoup de testostérone en circulation apporte des avantages liés à la production d’hormones androgènes, mais qui ne passent pas par l’action de la testostérone médiée par les récepteurs cellulaires aux androgènes, et/ou des avantages en partie liés à autre chose, comme par exemple le fait qu’avoir une puberté plus tardive procure en moyenne une plus grande stature.

On peut par ailleurs faire tout un tas de critiques sur le détail des règles actuelles, par exemple souligner qu’une mesure à un instant t de la testostérone n’est pas un indicateur fiable du degré d’androgénisation auquel la personne a été et est exposée, questionner le choix de la valeur de 2.5 nmol/L, celui de la durée de 24 mois, contester les modalités de prise en compte de la puberté « masculine », etc, ou encore avancer que des critères biologiques additionnels non basés sur la testostérone seraient peut-être pertinents.  Les critères actuels sont loin d’être parfaits, au sens où ils sont assurément injustes et incorporent de l’arbitraire et du subjectif, et ils peuvent sans doute être améliorés. Mais aucun critère d’admissibilité ne sera jamais parfait. L’enjeux, si bien-sûr on veut conserver des compétitions réservées à un certain type de personnes correspondant plus ou moins à ce qu’on entend ordinairement par « femmes », est de trouver des critères le moins mauvais possibles, le moins injustes possible, et minimisant au mieux les torts qu’ils causent globalement.

9. Quelles alternatives ?

De nombreuses personnes fustigent les règlements actuels – sans visiblement toujours bien les connaître –, rejetant même par principe tout critère d’admission basé sur des éléments biologiques, qui au nom du féminisme (l’existence de critères biologiques constituerait une énième modalité de contrôle des corps des femmes, ou cela alimenterait les stéréotypes, ou ce serait essentialiste, ou encore ce serait revenir au tota mulier in utero antique [6]), qui au nom de la lutte pour les droits des personnes intersexes (ces règlements constitueraient une atteinte à leur droits évidemment disproportionnée, voire parfaitement injustifiée), qui encore au nom de l’antiracisme ou de la lutte contre l’impérialisme occidental (les critères retenus conduiraient inévitablement à cibler plus spécifiquement des personnes non blanches, ou serviraient d’instrument de domination des pays non occidentaux), etc.

Mais que faudrait-il utiliser à la place ? Le sexe assigné à la naissance, et ce bien qu’il ait des conséquences matérielles et idéelles variables selon l’environnement social dans lequel une personne a grandi et vit ? En prenant seulement les sexes « filles » et « autre », c’est-à-dire en excluant toutes les personnes assignées « garçons » même si elles ont des caractéristiques sexuées plutôt féminines, que ce soit parce qu’elles sont intersexuées ou parce qu’elles ont opéré une transition médicale, et en incluant toutes les personnes assignées « filles » même si elles ont une constitution biologique presque parfaitement masculine et même si elles ont changé de sexe depuis un certain temps ?  Et où sont les études scientifiques et les réflexions éthiques soutenant le bien-fondé d’un tel critère ? Ou bien le sexe actuel à l’état civil, quoi que cela veuille dire ?

Compte tenu notamment de ce que j’ai développé plus haut (§1), je plaide pour ma part au contraire pour l’abandon complet du sexe à l’état civil (et a fortiori de la notion d’identité de genre déclarée).

Odile Fillod

[1] Selon un document retraçant l’histoire du tir aux JO, en 1980 la création de trois compétitions féminines a été approuvée en même temps qu’il a été décidé de garder les épreuves de trap et skeet mixtes, puis en 1991 le CIO a approuvé la proposition faite par la fédération de remplacer ces épreuves mixtes par des compétitions féminines et masculines séparées, proposition donc faite antérieurement à la victoire d’une femme aux JO de 1992. L’absence de tenue des compétitions féminines de skeet en 1996 pourrait s’expliquer par le fait qu’il n’y avait pas encore assez de participantes de haut niveau cette année-là, de même que le CIO n’a pas (encore ?) créé de compétitions masculines de natation artistique et n’a autorisé les hommes à participer aux épreuves par équipe qu’en 2024.

[2] Cela ne fait aucun doute compte tenu notamment de ce que j’ai indiqué dans mon billet du 8 août 2024, mais aussi de l’interview publiée le 9 août dans Le Point de son préparateur pour les JO et de l’article du journaliste sportif Alan Abrahamson publié dans 3 Wire Sports le 3 août 2024  (« IBA letter to IOC, June 2023: Boxer's 'DNA was that of a male consisting of XY chromosomes' »).

[3] Le taux de testostérone dans le sérum sanguin doit être mesuré au moyen de la chromatographie en phase liquide couplée à la spectrométrie de masse (d’autres méthodes de mesures peuvent donner des valeurs plus élevées). Compte tenu des fluctuations circadiennes ainsi que des fluctuations contextuelles notamment consécutives à un exercice physique, le règlement de la WA spécifie aussi que le prélèvement sanguin doit être fait entre 8 h et 10 h, et que l’athlète ne doit pas avoir fait d’exercice physique intense pendant au moins les deux heures précédentes.

[4] A savoir la « déficience en 5α-réductase de type 2 », le « syndrome d’insensibilité partielle aux androgènes (SIPA) », le « déficit en 17β-hydroxystéroïde déshydrogénase de type 3 (17β HSD3) », le « trouble ovotesticulaire de développement sexuel » ou « toute autre condition génétique impliquant un trouble de la stéroïdogenèse gonadique ». Il est par ailleurs stipulé que ce règlement DDS « ne s’applique à aucune autre condition (notamment, à titre non exhaustif, le syndrome des ovaires polykystiques et l’hyperplasie congénitale des surrénales) ». Les cinq conditions listées ont en commun d’affecter les voies androgéniques (quantités de testostérone ou de dihydrotestostérone, sensibilité aux androgènes).

[5] L'évaluation du respect de ce critère est subjective. Le règlement de la WA stipule que la nature et la portée de l’effet androgénisant est établie par un Groupe d’experts, et que le bénéfice de tout doute sur cette question doit profiter à l’athlète.

[6] Soit « la femme est tout entière dans son utérus », autrement dit cet organe détermine entièrement ce qu’elle est, et elle lui est entièrement soumise.

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