Il se passe des choses étranges dans l’appartement de Joe, situé tout en haut d’une barre d’immeubles de New Lodge, à Belfast… Car il s’est lancé dans la reconstitution de souvenirs de son enfance pendant les « Troubles », conflit armé qui déchira l’Irlande du Nord des années 60 à 1998, et fit particulièrement des ravages dans ce petit quartier catholique.
Jolene, Sean, Angie et d’autres voisins se joignent à lui pour revisiter leur mémoire collective, qui a façonné leur vie et leur quartier.
Le Label Oh my doc vous invite à découvrir ce film pour explorer les souvenirs d’enfance des habitants gravés par les tensions politiques et sociales qui ont bouleversé la ville, où les cicatrices du passé se mêlent à une volonté farouche de résilience.
Une fresque humaine et poignante signée Alessandra Celesia à découvrir sur grand écran, pour mieux comprendre l’histoire et les luttes de ceux qui ont traversé les pages les plus sombres de l’histoire irlandaise.
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Pour mieux comprendre les enjeux du film, nous vous proposons également de découvrir un entretien de la réalisatrice Alessandra Celesia mené par Rory O’Connor, extrait du dossier de presse.
Rory O’Connor : The Flats a été tourné dans le quartier des tours HLM de New Lodge, dans le nord de Belfast. Pourquoi avoir choisi cet endroit ? Qu’est-ce qui vous a attirée à Belfast en premier lieu ?
Alessandra Celesia : Le quartier de New Lodge est visuellement intéressant, en raison des tours d’appartements. Elles sont singulières, car Belfast comprend très peu d’immeubles hauts. De plus, je suis fan de Kieślowski et cet endroit m’a tout de suite donné envie d’y faire mon propre Décalogue ! Lors de mes premières recherches, j’ai découvert que la famille paternelle de mon mari était originaire de New Lodge. Puis j’ai demandé à un ami, qui était assistant social dans le quartier, s’il pouvait m’emmener et m’aider à me présenter aux habitants. Par un jeu de coïncidences incroyables, je découvrais aussi l’histoire familiale sans le savoir.
Mon mari est originaire de Belfast. Il y vit et y travaille, dans le milieu de l’opéra contemporain et actuellement pour la ville de Belfast. Nous sommes venus pour la première fois ensemble en 1997, puis nous nous y sommes installés en 2010 pendant quelques années, le temps que je réalise Le Libraire de Belfast. C’est à cette période que j’ai fait la connaissance de Jolene qui travaillait dans le café où le libraire avait ses habitudes. Son personnage a d’ailleurs pris une certaine importance dans le film. Au début, je n’avais pas pensé à elle pour participer à The Flats. Mais c’était avant d’apprendre qu’elle vivait, elle aussi, à New Lodge. Sa présence a été précieuse, car elle avait déjà travaillé avec moi et savait comment je fonctionnais.
Rory O’Connor :Qu’en est-il de Rita, la thérapeute du film ? L’avez-vous rencontrée par le biais de votre ami travailleur social ? Je me demandais si son travail était spécifiquement destiné aux patients tels que Joe, hantés par les souvenirs des « Troubles ».
Alessandra Celesia : C’est Joe qui m’a présenté Rita. J’étais très inquiète pour lui, à un moment. J’avais l’impression qu’il perdait la tête. Comme je savais qu’elle le suivait, j’ai pris rendez-vous pour discuter et voir comment elle pouvait nous aider. Elle a été formidable. En prenant quelques pincettes, j’ai demandé s’il serait possible de filmer une de leurs séances. On a appelé ça, « un crash test ». Il nous restait une semaine avant le début officiel du tournage, mais comme l’équipe technique était déjà là, on a filmé une séance. C’était fascinant. J’ai compris tout de suite que c’était le contexte idéal pour que la parole de Joe se libère. C’était parfait.
 
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                    Rory O’Connor : Comment avez-vous connu Joe ?
Alessandra Celesia : Il y a dans le quartier un historien local, Joe Baker. C’est lui que je suis allée voir en premier, il y a maintenant sept ans, pour lui demander, sur le ton de la plaisanterie, « de me présenter à des cinglés ». Et il m’a répondu : « J’en connais deux ! » C’est ainsi que
j’ai connu Joe et un de ses meilleurs amis, qui étaient tous deux à hurler de rire. J’ai tout de suite su que Joe était la personne que je cherchais. Puis, pendant que je montais le projet et cherchais des financements, son ami est malheureusement décédé. Cela m’a fait réaliser qu’il était vraiment urgent de filmer cette génération, dont les membres meurent tous prématurément d’avoir trop fumé et trop bu.
Joe et moi nous sommes vus souvent avant le début du tournage. Les premières fois, je prenais des notes ou j’enregistrais, puis j’ai vite compris qu’en plus d’être ouvert à l’idée de se mettre en scène, Joe était un comédien né. J’ai compris qu’il saurait incarner et représenter toute une génération d’hommes, bien au-delà de la vision triste qu’on peut en avoir, parce qu’il est profondément poétique. Je pense que c’est quand j’ai compris ça qu’il m’a accordé sa confiance.
Rory O’Connor : Dans le film, on voit Joe et certain·es de ses voisin·es rejouer des souvenirs de leurs propres vies, parfois assez traumatisants, comme les funérailles de l’oncle de Joe qui a été tué pendant les « Troubles ». À quel moment avez-vous décidé d’intégrer ces mises en scène ?
Alessandra Celesia : Joe me racontait beaucoup de choses et je savais qu’on aurait besoin d’images pour les illustrer. C’est à ce moment-là que l’idée m’est venue. Je me suis dit : « Comment faire sortir ces histoires du passé ? » Le premier élément que j’ai intégré était le cercueil. Je l’ai apporté à New Lodge et j’ai demandé à Joe s’il était partant pour faire une tentative. Quand on a commencé à tourner la scène des obsèques de son oncle, ça m’a sauté aux yeux : il attendait de revivre ce moment depuis des années.
Rory O’Connor : Les souvenirs se mêlent au film avec une fluidité presque troublante. Était-ce votre intention de départ de ne jamais indiquer au spectateur ce qu’il était en train de regarder ?
Alessandra Celesia : Effectivement, c’était intentionnel. Les appartements et leurs habitants sont tellement bloqués dans le passé que je tenais à ce que les reconstitutions prennent vie de manière organique. Je ne voulais pas d’une reconstitution mise en scène au cordeau, ça n’aurait eu aucun sens. Alors on a avancé à petits pas. On a apporté un cercueil et on a observé ce qu’il se passait. Et ce qui se passe dépend du ressenti des personnes concernées par le processus. Assez rapidement, j’ai compris que Joe revivait un souvenir et mettait en scène sa propre histoire. Je suis restée à l’écart. C’est Joe qui menait la danse.
Rory O’Connor : Pensez-vous que ce processus a eu une vertu thérapeutique pour lui ?
Alessandra Celesia : Quand on réalise un film, on cherche à protéger ses personnages, mais on ne sait pas toujours si on va les aider ou pas.
 
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                    Je pense que Joe s’est laissé embarquer par le projet. C’est ce que Rita m’a dit, car elle le reçoit toujours en séances. Le film lui a procuré un sentiment de réussite parce que les habitants du quartier, qui l’avaient un peu oublié et le mettaient à l’écart, se sont mobilisés pour lui. Je sais que la possibilité de raconter l’histoire de son oncle lui tenait à cœur. Sa génération se sent comme laissée pour compte. Pendant les « Troubles », ils défendaient une cause, puis cette cause a disparu. Pendant tout ce temps, ils aspiraient à laisser une trace, mais sans le savoir.
Rory O’Connor : Avec tout ce qui se passe, j’ai trouvé intéressant que le film n’approfondisse pas outre mesure la question de la politique en Irlande du Nord aujourd’hui. Avec notamment la présence des fresques murales, avez-vous eu le sentiment que le temps s’était arrêté à New Lodge ?
Alessandra Celesia : Je suis arrivée dans le Nord pour la première fois juste avant la signature de l’accord du Vendredi saint et je me suis promis de ne jamais faire un film sur les « Troubles ». C’était du passé, c’était de l’histoire ancienne, tout le monde voulait passer à autre chose. J’ai tenu ma promesse jusqu’à ce que je découvre New Lodge où vit toute une génération qui a été traumatisée par ces événements et ne s’en est jamais remise. C’est ce qui arrive dans toutes les guerres. Il y aura toujours des gens qui vont rester bloqués dans le conflit, et ce toute leur vie. Mon beau-père, lui, a grandi au même endroit et a réussi à tourner la page pour construire sa vie, mais ce n’est pas le cas de tout le monde. Il y en a tant de Joes dans ce quartier... J’ai injecté plus de politique que je n’en avais l’intention au départ. Je souhaitais avant tout atteindre les âmes individuelles, vierges de l’influence de l’Histoire avec un grand H. J’ai atterri à New Lodge parce que c’était plus simple. Je suis italienne, je suis catholique, mon fils s’appelle Liam, c’est le fief de ma belle-famille. Ça aurait sûrement été moins facile de l’autre côté, mais mon film n’est pas un film républicain*.
Rory O’Connor : Avez-vous, à un moment donné, envisagé de donner la parole à un partisan unioniste ou loyaliste ?
Alessandra Celesia : J’y ai songé, mais je me suis dit que ce serait artificiel, trop politiquement correct. Et ça n’aurait avancé à rien. De plus, l’histoire était déjà tellement riche que je n’en ai pas éprouvé le besoin. Bien entendu, c’est la même chose de l’autre côté et les deux communautés vivent côte à côte. Mais je ne suis pas militante. Mes films ne sont pas spécialement politiques. Dans le cas présent, il se trouve simplement que la politique a une grande importance dans l’univers que je décris. L’histoire de Joe m’intéressait et, pour la raconter, on devait parler de politique. Et puis, tout est devenu fou suite au Brexit. La reine est morte pendant notre tournage et l’Irlande du Nord s’est plongée dans un nouveau questionnement identitaire.
Rory O’Connor : Est-ce encore intimidant, même en tant que réalisatrice italienne, de traiter un sujet aussi ardu que celui des « Troubles » ?
Alessandra Celesia : Il est difficile de parler de Belfast sans tomber dans le gouffre du conflit et tout ce qui y réfère, alors je me suis dit : « Je reste concentrée sur Joe et son histoire. Si je traite son histoire avec honnêteté et sincérité, tout ira bien. » J’ai beaucoup lu pour essayer de comprendre le conflit, mais c’est d’une complexité... J’ai l’impression que même un historien chevronné serait dépassé par toutes les nuances. Certains aspects que je n’avais pas anticipés ont parfois fait surface, tels que les violences faites aux femmes. La violence s’immisce vraiment partout. Au début, j’étais sur la réserve quant aux questions politiques. Je me demandais si j’avais le droit d’en parler. Mais plus j’avançais, plus je me disais qu’il était important de le faire pour éviter que ça recommence. Tout est si fragile. La paix est si fragile.
Rory O’Connor : Peut-être était-il plus facile d’aborder le sujet avec un regard extérieur, sans passif ?
Alessandra Celesia : Mon mari, John, m’a avoué qu’il n’aurait sûrement pas pu réaliser ce film, car il en savait trop. Mais pour moi, miraculeusement, ça a marché. Peut-être parce que je n’étais pas consciente du danger [rires]. Dans le quartier, j’étais « la journaliste italienne azimutée », je pense que ça m’a aidée. Aux yeux des habitants, je n’étais de nulle part.
Plus sérieusement, je suis toujours frappée par la générosité des gens qui participent à mes films ; toujours surprise de voir les gens m’offrir tout ce qu’ils ont. Prenez le cas de la sœur de Jolene. C’était compliqué de la filmer, car je n’étais même pas sûre d’avoir son consentement. Je ne savais même pas si je devais le faire ou pas, mais sa famille m’a dit : « Il faut montrer les dégâts provoqués par la drogue dans le quartier. C’est notre devoir. »
Au bout du compte, le film qu’on a fait n’est pas le film que j’avais en tête au départ, mais je l’ai fait avec eux. Je l’ai tissé avec eux, petit à petit.
Rory O’Connor : Le film se conclut sur une envolée musicale cathartique. En regardant le film à nouveau, j’ai remarqué que vous étiez au générique avec les auteurs des chansons. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Alessandra Celesia : À New Lodge, les trottoirs sont pleins de mauvaises herbes qui repoussent tout le temps. J’ai dit à Jolene : « Il faut qu’on écrive une chanson sur ces mauvaises herbes ! » On a écrit des paroles ensemble et John a peaufiné l’anglais. Dans la chanson, les souvenirs sont comme les mauvaises herbes : quoi qu’on fasse, on ne s’en débarrasse jamais.
 
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 The Flats, écrit et réalisé par Alessandra Celesia - France, Belgique, Irlande, Royaume-Uni • 2024 • 114 minutes - Production : Films de Force Majeure
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                    Ce film a reçu le label “Oh my doc !” créé en 2020 par France Culture, la Cinémathèque du documentaire, l’associationLes Écrans, la plateforme Tënk et Mediapart afin de chaque mois soutenir la sortie en salle d’un documentaire remarquable.
 
                 
             
            