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Billet de blog 21 juin 2023

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Colombie : grandeur et déclin d’un président

Un an après son élection, le président colombien, Gustavo Petro, est au centre d’un scandale où se mêlent écoutes illégales, financement illégal de sa campagne et mort violente du colonel chargé de sa sécurité. Ses alliances électorales avec les secteurs les plus mafieux de la politique colombienne se retournent contre lui comme un boomerang.

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Un an après son élection, le bilan du premier président issu de la gauche en Colombie est hélas décevant : des difficultés économiques, l’effritement progressif de sa coalition politique, une forte baisse de sa popularité. A ceci s’ajoute un scandale aux multiples ramifications, que les Colombiens suivent depuis la fin du mois de mai.

Le scandale concerne les interrogatoires et écoutes illégales réalisées depuis le Palais présidentiel dans une affaire de vol d’une valise pleine de billets dans le domicile de la secrétaire personnelle du président, Laura Sarabia. On ne connaît pas le montant de cette valise ; une source affirme qu’il y avait trois milliards de pesos (plus de 660 000 euros), une autre qu’il n’y avait que 150 milliones de pesos (33 000 euros); Sarabia, elle, parle de 7 000 dollars (6 400 euros). Ce vol a déclenché une série d’évènements qui aujourd’hui affectent la crédibilité du président.

Suite à ce vol, la nurse de l’enfant de Laura Sarabia a été interrogée dans le Palais présidentiel et mise sur écoute, tout comme d’autres employés. Mettre sur écoute des employés de maison pour une affaire de vol n’est certes pas très délicat, et c’est probablement illégal.

Une quinzaine de jours plus tard, au moment même où la Colombie tout entière fêtait l’opération de sauvetage des enfants disparus dans la forêt amazonienne, le colonel Oscar Dávila, chargé de sa sécurité au Palais présidentiel, a été trouvé mort dans sa voiture, devant son domicile. Douze heures après les faits, le président Petro twittait sa version : « Le colonel est mort par suicide ».

Cette version a été relayée par des personnes proches du président Petro (son ministre de la défense et son avocat), par ses soutiens politiques sur les réseaux sociaux, et aussi par une bonne partie de la presse de gauche.

Les circonstances de ce « suicide » sont très étranges. Au moment de sa mort, le colonel était accompagné par un seul homme, un policier qu’’on avait placé depuis très peu de jours à ses côtés. Le colonel se serait suicidé en face de sa résidence vers 18h30 avec l’arme de ce policier. Or, dans ce quartier résidentiel, personne n’a entendu le coup de feu. Dans la version propagée par le président, le policier aurait laissé cette arme dans la voiture alors qu’il s’était éloigné de quelques mètres pour acheter une bouteille d’eau dans une épicerie, à la demande du colonel.

Alors que l’enquête ne fait que commencer, ce policier a pu partir en vacances à l’étranger. Le colonel, lui, a été enterré en vitesse, deux jours après sa mort. L’autopsie n’est toujours pas connue, et on ne sait même pas si le colonel a été tué par une ou deux balles.

Le colonel Dávila devait se rendre dans les prochains jours devant la justice colombienne. Il avait annoncé dans une lettre sa volonté de faire une déposition devant la Fiscalía (le bureau du procureur général de Colombie). Par ailleurs, il avait téléphoné à une journaliste quelques minutes avant sa mort. A cette même journaliste il avait dit, quelques heures plus tôt : « Si je parle, on m’élimine ». Il est clair que tous ces faits mettent en cause l’hypothèse d’un simple suicide.

Cette affaire fait éclater au grand jour les contrecoups des alliances passées du président Petro. En effet, ce qui est particulier à ce scandale, c’est qu’il a éclaté « grâce » à un des alliés les plus proches du président Petro pendant la campagne électorale : Armando Benedetti.

Comme je l’ai écrit il y a un an, Petro a privilégié dans sa campagne électorale de 2022 les alliances avec les secteurs politiques qui n’ont strictement aucun rapport avec la gauche : un ancien président néolibéral, des hommes politiques locaux conservateurs et traditionnels, des secteurs évangéliques ayant fait leur carrière dans les partis de droite. Il s’est allié avec des hommes politiques condamnés qui lui garantissaient un certain nombre de votes. Il s’est appuyé sur sa famille pour tisser ces liens: en 2022, son frère est allé chercher le soutien de politiciens condamnés en prison pour corruption en échange d’un « pardon social » (sorte de pacte d’impunité) ; son fils, Nicolas Petro, bastion de sa campagne dans le département de l’Atlantico, a reçu des fonds de narcotrafiquants

Mais son véritable soutien pendant la campagne électorale, sa main droite, son homme de confiance a été Armando Benedetti, celui-là même par qui le scandale arrive. Benedetti est un ancien député et sénateur, un homme politique qui a fait toute sa carrière politique dans les partis traditionnels et un ami de longue date de clans politiques mafieux. Pendant quinze ans il a été avec Uribe, président très à droite, connu pour ses liens avec le paramilitarisme. Benedetti, originaire de la côte caraïbe, où sont installés de puissants groupes mafieux/politiques est le genre de personnage politique qui représente tout ce contre quoi Petro s’est battu dans le passé. Sur lui pèsent des enquêtes pour enrichissement illicite, écoutes illégales, corruption.

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Armando Benedetti (gauche) et Gustavo PEtro (droite) pendant la campagne électorale 2022

Cependant, Petro l’a reçu en grande pompe en 2020, afin de préparer sa campagne électorale. Après avoir affaibli le principal parti de gauche, le Polo Democratico, et en refusant toute entente avec les secteurs de centre, il a accueilli à bras ouverts ce poids lourd de la corruption politique. D’après de nombreux analystes politiques, Benedetti a certainement été un des artisans de la victoire de Petro au second tour (rappelons que Petro a remporté les élections avec seulement 3% des voix de plus que son rival Rodolfo Hernandez).  

Or Benedetti n’a pas été remercié de la manière où il l’espérait. Il a été envoyé loin de Bogota, comme ambassadeur à Caracas, alors qu’il se voyait ministre. Pire : son ancienne assistante parlementaire, Laura Sarabia, une femme qu’il a introduit dans le monde politique, est devenue la femme de confiance du président. C’est elle qui tenait l’agenda de Petro pendant la campagne, et c’est elle qui, après son élection, était la seule personne qui parlait avec lui tous les jours. Très proche de Petro, elle a acquis un immense pouvoir, et aurait même été, selon l’hebdomadaire Semana, chargée de garder les valises remplies d’argent, une possible caisse noire du président.

Benedetti et Sarabia restaient en contact. Après le vol de la valise (qui ne contenait que 7 000 dollars selon elle !), Sarabia lui aurait demandé d’intervenir auprès de sa nurse qu’elle suspectait. Benedetti l’a fait venir à Caracas dans un vol charter dont elle était la seule passagère, et l’a hébergée pendant une semaine.

Puis, le scandale éclate. La nurse raconte à la presse les conditions de son interrogatoire en janvier 2023. Benedetti lui-même, dans un accès de colère ou bien par machiavélisme politique, donne des interviews, et surtout il diffuse les audios de ses conversations téléphoniques avec Sarabia. Les Colombiens découvrent avec stupéfaction ses révélations. Une des plus graves : Quinze milliards de pesos (plus de 3 millions d’euros) d’argent sale ont servi à financer la campagne présidentielle. Ils découvrent son ton grossier avec Sarabia, menaçant envers elle et Petro. Benedetti dit qu’il est prêt à « sauter avec les tours jumelles » (sous-entendu : Petro et Sarabia) s’il n’a pas son poste.

Face à ce scandale, Petro n’a d’autre option que de demander la démission à ses deux anciens proches. Immédiatement après la perte de son immunité diplomatique, les Etats-Unis annulent le visa américain de Benedetti. Lui et Sarabia devront s’expliquer devant la justice. Celle-ci enquête, désormais, sur plusieurs affaires : l’interrogatoire et les écoutes (depuis, on a appris qu’il y a eu quatre personnes sur écoutes), sur le financement de la campagne, et sur la mort violente du colonel Dávila.

De ce magma, seuls quelques éléments ont remonté à la surface. Beaucoup de questions émergent. Que voulait dire le colonel ? A-t-il été « suicidé » et pourquoi ? Quelle est la stratégie de Benedetti ? Pourquoi la nurse a-t-elle fait plusieurs voyages au Venezuela ? Combien d’argent a-t-il été volé, à qui appartenait-il et d’où venait-il ? Finalement, pourquoi la presse de gauche ne fait-elle que relayer le discours officiel, et pourquoi laisse-t-elle la presse de droite et d’extrême droite le soin de dénoncer ces scandales ?

Sur le plan de la réalisation de son programme, les choses sont également compliquées pour le président. A ce jour, la seule grande réforme qu’il a pu mener à bon port est une réforme fiscale. Les autres grands projets de réforme (de santé, du système de retraites, du travail) sont en berne. L’augmentation du prix de l’essence, sa politique de « paix totale », peu concluante avec les différents groupes armés et les manifestations de violences de ceux-ci ont une incidence sur sa popularité en chute libre (34% des Colombiens enquêtés pensent qu’il fait bien les choses, contre 50% en novembre 2022).

Petro dispose néanmoins d’un socle de supporters fidèles et mobilisé autour de sa personne. Mais la seule figure de Petro ne suffit plus. S’il représente encore un projet politique distinct d’Uribe, lequel reste associé au paramilitarisme, au déplacement forcé, aux crimes d’État, à l’autoritarisme, il n’incarne plus ce grand espoir qu’il a représenté pour une grande partie des Colombiens.

Touché par les scandales, fragilisé par ses relations avec des politiciens des secteurs corrompus et mafieux, et de plus en plus contesté dans la rue, on peut se poser la question de l’avenir de Petro. Les prochaines élections locales, en octobre prochain, risquent d’être très défavorables à ses candidats.

Cette expérience montre que s’appuyer sur les secteurs corrompus et mafieux peut permettre de gagner les élections, mais non pas de gouverner. Les financeurs et les mafias veulent toujours être récompensés pour leur aide. Elle montre également les limites de l’homme providentiel, cette figure chère aux Colombiens. Aussi charismatique soit-il, un leader politique qui ne veut fonder sa légitimité que sur son lien « direct » avec le peuple, et qui n’a de comptes à rendre à personne, ne peut pas réussir un réel projet de transformation sociale. La gauche colombienne s’en remettra-t-elle ? Pour le moment, le défi pour elle sera de se restructurer, de revitaliser les partis, les mouvements, les associations et les syndicats, aujourd’hui très affaiblis. Il est indispensable que de véritables débats à l’intérieur de chaque organisation, et entre les organisations, puissent être menés plus sereinement. Entre autres débats, et compte tenu que les forces de gauche sont loin d’être majoritaires en Colombie, il y a celui des alliances : est-il préférable de s’allier avec les forces du centre et des verts, ou avec les politiciens venus de la droite, corrompus et mafieux ?

Est-ce que ces questions seront audibles en Colombie ? Hélas, la stratégie de communication de Petro et de ses proches (stigmatisation de la presse, utilisation compulsive de Twitter par le président, campagnes de fausses nouvelles et d’attaques personnelles sur Twitter) rendent très difficile le débat.

NOTA: Le 21 juin, le rapport du légiste a enfin été rendu public lors d'une conférence de presse. Il conclut au "suicide" du colonel. Entre autres, on apprend que le colonel avait téléphoné quinze minutes avant sa mort à sa femme, en la prévenant qu'il rentrait tout de suite à la maison. 

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