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Billet de blog 1 février 2015

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Signalétique anti-Djihadiste : extérioriser l'ennemi intérieur ...

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Signalétique anti-jihadiste du gouvernement français

Depuis les tueries des 7, 8 et 9 janvier, l'inconscient colonial de la France n'en finit pas de remonter à la surface, libéré d'un surmoi culpabilisant qui l'avait trop bien anéanti dans la forclusion du "silence, jusque là tout va bien !". Essentialisation "des" musulmans, audition d'enfants de huit ans ayant dit des bêtises en classe, dénonciations multiples et variées d'élèves par des enseignants et d'enseignants par des élèves, le pays se trouve pris dans une campagne guerrière exaltée qui cherche, de nouveau, à éliminer son ennemi intérieur.

Celui qui est français sans l'être vraiment, celui qui se cache et attend son heure, l'étranger en nous. Aujourd'hui, il prend la figure, non plus du militant FLN ou d'Ultra-gauche, ni même celle d'un épicier de Tarnac, mais celle du djihadiste. L'anti-terrorisme élevé au rang de mode de gouvernement, au coeur de l'idéologie sécuritaire, est précisément la forme moderne du fascisme "soft" qui est en train de se répandre dans les démocraties occidentales... Alors que les moyens des services qui luttent réellement contre les terroristes ne sont pas toujours suffisants, le gouvernement propose le soupçon et la vigilance populaire comme remède au mal... Invitant chacun à observer les comportements des autres, proches ou non... Et dans le spectre émotionnel des attentats, tout semble se passer naturellement dans le pays des droits de l'homme. Encore une fois, la gauche marche sur du velours à l'endroit où Sarkozy marchait sur des oeufs.

Dans cette quête pour identifier, isoler et extérioriser l'ennemi intérieur les autorités nationales, prises de panique et soumises à leurs pulsions d'emprise habituellement refoulées, ont manifesté, elles aussi, une radicalisation très inquiétante. Parmi l'arsenal absurde développé pour traiter le problème de la vocation djihadistes (il ne s'agit pas ici de la nier, au contraire, mais de la concevoir pour ce qu'elle est ; le fruit d'une histoire sociale et individuelle) le gouvernement a diffusé sur le site "Stop-Djihadisme" une affiche signalétique permettant de détecter un éventuel futur djihadiste dans son entourage et de le mettre assez vite sous la protection de la police en le dénonçant signalant ...  Au vu du nombre de signalements abusifs et délirants  enregistrés par l'Education Nationale concernant les "incidents" lors de la minute de silence ou après, on peut craindre ici une avalanche de délations délirantes dans les mois à venir...

Mais ce qui me semble le plus grave dans la fabrication de cette planche signalétique, c'est la violence symbolique avec laquelle elle instille l'idée de surveillance mutuelle et de délation "préventive" dans les relations humaines et particulièrement dans les relations intra-familiales, mais aussi la façon dont elle aborde sous l'angle comportementaliste un problème avant tout culturel et psychologique. Et c'est aussi, enfin, la façon dont elle dévoile le regard surplombant et d'essence "coloniale" que le gouvernement français porte, à travers ce geste "anti-terroriste", sur ceux à qui elle s'adresse.

1) Contrairement à la plupart des signalétiques, qui sont prescriptives (pour faire agir dans tel sens) ou proscriptives (pour interdire tel comportement), celle-ci se veut descriptive et ne s'adresse pas à ceux dont elle veut influencer le comportement mais à leurs proches. Il s'agit donc d'une invitation à observer autrui et à reconnaître un comportement stéréotypé en quelques traits. Elle s'adresse clairement à ceux qui vivent assez près des personnes concernées pour observer certaines de leurs attitudes privées comme le rapport à la musique, à la nourriture, aux vêtements sexy et aux "vieux amis".  Les personnes susceptibles d'être concernées par cette radicalisation sont désignées par le pronom "ils" indiquant au passage la mise à distance et l'extériorisation du problème recherchées dans la démarche. Il s'agit de repérer, de désigner et d'exclure. Bref de marquer la bête avant qu'elle n'agisse. Cette bête ce sont officiellement des proches ou des voisins à "protéger" mais "ils" sont déjà ailleurs, étrangers, indistincts car pris dans une généralité enfin reconnue... Le Djihadisme qui concerne quatre cents personnes en France est un phénomène de société, comme le souligne André Gunthert, cette approche vise à normaliser la dérive sectaire et suicidaire, à la culturaliser comme un caractère propre à un certain milieu... lequel ?  L'expulsion commence ici et le signalement qui devrait suivre n'en sera que la concrétisation. Il s'agit donc bien d'un appel à la dénonciation de ceux qui ressemblent plus ou moins à certains des critères mentionnés, et non de solliciter une demande de protection... Sinon pourquoi ne pas se contenter comme pour d'autres problèmes d'un numéro vert anonyme et d'aider les proches à discuter et à régler humainement le problème, par le dialogue d'abord, quitte à trouver des relais institutionnels mais ailleurs qu'au ministère de l'intérieur. On voit bien ici le projet sous-jacent de créer un fichier des djihadistes... mais des djihadistes potentiels... Problème de taille, c'est une intervention policière en amont des délits, aucun des comportements indiqués n'est délictueux... et quoi qu'on pense de la conversion religieuse et de l'intégrisme, ils restent un droit et une liberté dans notre espace (encore) démocratique.

2) Cette approche imagée des indices de radicalisation est en soi assez comique, tristement comique. Tout d'abord une grande confusion visuelle la caractérise quand on l'embrasse d'un large coup d'oeil. L'usage des croix est généralement réservé à ce qui est interdit. Si on ignore les mots présents sur cette signalétique, par illettrisme par exemple, on pourrait croire que toutes les activités suggérées sont interdites :  écouter de la musique, s'habiller en petite robe printanière, manger un bon pain de chez nous, avoir des amis de longue date et sortir en famille, toutes sauf la consultation des sites djihadistes qui n'est pas marquée d'une croix. La confusion vient de ce que cette signalétique ne s'adresse pas à ceux qu'elle vise mais à leur entourage qui doit la comparer avec un comportement réel. La croix est à entendre comme une sorte de "s'il ne fait pas ci...alors il se radicalise peut-être". Formule qui place le gouvernement dans une position ambiguë et propose une rupture avec les codes énonciatifs de la signalétique qui n'est pas habituées aux hypothèses. C'est ici aussi que cette signalétique prête à rire. Comme le souligne Rémy Besson avec humour sur une page Facebook, cette symptomatologie ressemble beaucoup au comportement d'un doctorant qui entre en phase de rédaction de sa thèse... une radicalisation terrible voire terroriste (pour les proches) dans certains cas. Au-delà de son aspect comique, elle relève d'une approche béhavioriste qui réduit le sujet à sa dimension objective, extérieure, aliénée et stéréotype des comportements qui ne témoignent de rien de précis en eux-mêmes. Elle transforme des comportements en signaux mais les signaux ne sont pas des signes, ils ne signifient rien, ils alertent, et les comportements encore moins, ils n'ont pas de signifié propre. Le contexte est déterminant, comme pour les images, le sens se construit de l'extérieur et faire croire qu'il existe une rhétorique comportementale de la radicalisation est sûrement un leurre dangereux. Il va faire naître une imagerie de la radicalisation bien éloignée de la réalité comme toute imagerie... mais bien apte à renforcer la norme comportementale... D'ailleurs, les trois terroristes impliqués étaient sous surveillance depuis dix ans et ont su garder leur radicalité suicidaire cachée au fond de leur âme sans en dévoiler les moindres signes durant de nombreux interrogatoires. Malgré les précautions prises pour relativiser ces signaux, ce tableau vise clairement à alarmer et à inciter à interpréter le comportement humain, réduit à des formes préétablies, des images types, des symptômes, sans tenir compte des propos délibérés des sujets concernés et des nuances psychologiques complexes de ce processus.  Il y a là une intention comportementaliste qui nie a priori le sujet humain et qui rappelle les mesures envisagées par le ministre de l'intérieur Nicolas Sarkozy, en 2005, pour détecter les futurs délinquants dès le plus jeune âge... Terrifiant !

Campagne anti-sida au Sénégal

3) Alors pourquoi cette signalétique vient-elle à l'idée de quelques communicants du SIG dans la panique de l'injonction à agir pour empêcher que ce qui est arrivé ne soit arrivé ? Et bien nous pouvons considérer que cette signalétique anti-jihadistes (on croirait un gag des Monthy Python) est tout simplement comme une bible pour les illettrés. Elle réduit la complexité du réel pour la rendre reconnaissable par des esprits peu disposés à communiquer autrement que par signaux. Elle vise le plus large auditoire, comme toute campagne de prévention, mais surtout l'auditoire le moins capable de repérer le réel, c'est-à-dire, dans son esprit, un citoyen de seconde zone, peu éduqué, peu au courant des modes de communication plus complexes, limité au visible. A certains égards, cette signalétique rappelle la démarche illustrée des campagnes anti-Sida qu'on peut rencontrer sur des murs des pays d'Afrique sub-saharienne, s'adressant à des populations peu alphabétisées et adoptant un ton beaucoup plus didactique que les campagnes européennes qui vont jouer, elles, sur la mise en fiction émotionnelle dans un geste de rappel plus que de pédagogie ... Bref, cette "affiche" enseigne ce que sont de mauvais français à ceux qui veulent et doivent devenir ou rester de bons français. Elle pose une norme de francité dans une série de comportements occidentaux types autour de la fameuse baguette-emblème national. Afin de ne pas stigmatiser la religion musulmane - jamais citée alors que le Djihadisme s'en revendique - tout en la visant habilement en tant qu'identité (aucune référence au coran, ni au rites, ni aux moquées... mais aux déclinaisons culturelles très identifiables) elle joue sur le refus des normes culturelles occidentales comme forme de combat et déplace le problème de la mystique et de la psychologie vers la culture et l'identité ... Exactement ce que veulent les Djihadistes eux-mêmes. En gros le problème n'est pas de vouloir mourir et tuer pour Dieu dans un délire irrationnel mais de ne pas respecter la baguette de pain, le petite robe printanière, la musique pop, le cinéma commercial et la télé poubelle, ainsi que les valeurs de la famille... Bref, c'est le français qui soudain refuse d'être français qui est visé... c'est-à-dire aussi bien le colonisé qui se rebelle que le bolchévique internationaliste, c'est le retour de "l'ennemi intérieur", terme souvent utilisé pour qualifier l'adversaire de la France durant la guerre de décolonisation algérienne.

Campagne anti-sida au Tchad

On sait depuis les études sur Otto Weininger, que la misogynie et l'antisémitisme sont liés par une peur commune de cet ennemi intérieur, l'altérité qui nous habite et que certains aimeraient bien expulser de manière à être pleinement soi-même, rien que soi-même, dans une identité unique et ronde comme une bille de plomb. La part féminine du masculin comme la racine juive de la morale chrétienne, comme l'idée même d'une entité inconsciente qui orienterait nos désirs, font peur à ceux qui n'acceptent pas cette altérité fondamentale. Elles trouvent souvent à se projeter extérieurement dans des constructions diverses comme le masculinisme, l'antisémitisme, la théorie du complot... toutes formes données à cet autre qui pilote secrètement leur maison toujours en danger... La culture juive européenne étant, par son histoire d'errance, cette spécialiste de l'identité complexe et multiple que les identités ponctuelles des nations européennes ont admirée et rejetée à tour de rôle...

A bien des égards, la radicalisation islamiste et sa version romantique et morbide du Djihadisme, sont des réponses à cette quête d'identité unique et fermée dans une mystique du sacrifice. Le problème c'est que la réponse (Nationale)Républicaine laisse poindre ici et là, comme dans cette signalétique, le fait que pour elle c'est la même chose... 

Il faudrait mieux opposer une conception complexe de l'identité, comme construction subjective à une radicalisation identitaire forcément mortifère...

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