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Billet de blog 4 septembre 2023

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La chute et la tuchè (petite note sur "Anatomie d'une chute" de Justine Triet)

Le film de Justine Triet est non seulement un film de procès haletant qui renouvelle le genre par son style incisif, mais c'est aussi une profonde réflexion sur la mise en récit du réel, sur le point de vue et sur l'importance du contexte.

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Illustration 1
image initiale de la chute de Samuel dans Anatomie d'une chute de Justine Triet

Il y a beaucoup de "chutes" dans l'excellent film de Justine Triet ; celle de Samuel, bien sûr, la principale, celle qui donne son nom et sa matière au film. Ce n'est pas comme chez Ruiz une généalogie d'un crime, ni l'autopsie ("anatomy" en anglais) d'un meurtre comme chez Premminger, c'est d'une chute dont il s'agit, du seul fait sûr et tangible que la langue puisse nommer en toute confiance. Il y a bien eu une chute, voire même "des" chutes comme nous allons le voir, mais est-ce un crime, un assassinat ou un suicide ? tout le film réside dans cette hésitation et dans la démonstration de l'impossibilité qu'il y a à conclure autrement qu'en faisant confiance à un récit, au récit le plus digne de confiance.

Il y a aussi la chute, plus symbolique ou sociale, de Sandra qui est accusée du meurtre, hypothétique donc, de son mari, avec qui elle était en difficulté depuis l'accident qui a coûté la vue à leur fils Daniel. Accident dont elle tenait son mari pour responsable et dont ce dernier se culpabilisait sans trêve. Tous deux écrivains, inventeurs d'histoires, lui en panne de récit, brisé par sa culpabilité, elle en vogue, sur le registre de l'auto-fiction, en reprenant les idées abandonnées par son mari. Un couple imbriqué dans ses désirs mutuels, aux rancoeurs inextricables. La chute de Sandra accompagnera celle de l'image de son couple d'artistes libres dans le "regard" de leur fils aveugle.

Il y a aussi les "chutes" des moments vécus que constituent les photographies du quotidien (Affiche du film), les enregistrements, pirates ou non, (Samuel enregistre sa vie pour en tirer les éléments d'un roman à venir) mais encore les traces utiles à l'enquête policière, celles de sang projeté, de sang sur la glace qui fond, de coups sur les murs, de coups sur les corps, de vomi sur le sol, les traces mnésiques de souvenirs relus à l'aune des événements, mais aussi les mots travaillés des romans autofictionnels de Sandra et les mots subjectifs de la thérapie de Samuel... mots qui prennent des sens différents selon le contexte et la perspective de leur interprétation.

Toutes ces "chutes" d'une existence enregistrée par différents moyens, composent l'immense chutier d'un (re)montage potentiel des faits réels de la vie de couple de ces artistes du récit, solidaires et en rivalité (comme peut l'être, dans une bien moindre mesure, le couple lucide des auteurs du scénario), chutier d'une vie dans lequel vont puiser La Défense et L'Accusation, pour promouvoir leurs récits respectifs, en espérant chacun, que le sien sera digne de confiance. Ce récit qui se dérobe, on pourrait (aurait pu) l'appeler "la vérité" sur la chute de Samuel. Mais il restera à jamais hors-champ. En dehors du champ de tout récit sûr. C'est ce que dit le film, il n'existe que des approches narratives du réel, des points de vue, des récits dignes de confiance, authentifiés par des récits scientifiques (protocoles, méthodes, démarche), par des logiques psychologiques, par des traces cohérentes, par des témoignages eux-mêmes dignes de confiance, à chacun de faire son enquête et si rien n'est dit dans le film, des jurés du procès de Sandra, c'est que ce sont les spectateurs qui prennent cette place ...

Voilà donc une chute dont l'explication n'est pas sûre, objet d'une inspection soigneuse, "anatomique", mais surtout descriptive, sans jugement ni orientation claire, comme un travail qui relève à la fois de l'analyse psychologique et de l'étude sociologique, ces deux soeurs des sciences humaines qui se sont partagées sur le versant des sciences la force heuristique que s'était taillée le roman (Balzac, Stendhal, Flaubert, Hugo, Maupassant...) quelques années avant leur constitution.  "Snoop" le nom même du chien d'aveugle qui va servir de mémoire vivante, de laboratoire expérimental, à la fin du film, renvoie d'ailleurs à la série The Wire ("Sur écoute" en français)... Le tour de force de ce film qui devait être une série, à l'origine, c'est d'atteindre, en beaucoup moins de temps, le développement mûr d'une pensée complexe et précise, l'art de la condensation y est magistralement maîtrisé.

"Anatomie d'une chute" est donc un film magnifiquement écrit sur le procès (processus) de l'interprétation, sur le point de vue (toujours réveillé par le cadrage désaxé des détails,) et sur les différentes modalités de conservation du réel vécu, qu'elles soient mécaniques (enregistrements) ou humaines (mémoire).

A chaque fois la chute, la trace, devenue indice dans le champ d'une investigation, n'est rien d'autre, finalement, qu'une invitation à la mise en fiction, comme le montre la manière dont Daniel, le fils malvoyant, lui-même hésitant, imagine les scènes hypothétiques décrites lors du procès en leur donnant la texture d'un faux souvenir, ou encore fait parler son père avec sa propre voix, comme un ventriloque (invente-t-il ?). Jouant sur différentes textures de représentations, du fantasme au souvenir retrouvé en passant par les reconstitutions numériques ou matérielles de la chute, Justine Triet nous livre une mise en abyme majeure sur la mise en récit du réel qu'est cette fameuse chute, seule certitude, seule butée, seule "tuchè" dans le sens où Lacan employait ce terme. La tuchè, dit Lacan lors de la séance de son séminaire du 5 février 1964, est « la rencontre avec le réel », mais il ajoutera lors de la séance suivante, le 12 février 1964 : « la rencontre en tant qu’elle peut être manquée, qu’essentiellement, elle est la rencontre manquée. » (Séminaire XI)

A la fin, dans ce qui pourrait constituer la chute de l'histoire, c'est Daniel, l'enfant aveugle, qui raconte, tel Homère, narrateur de l'aube des récits connus, et qui ouvre, non sur le "comment" mais sur le "pourquoi"... 

Plus que savoir ou croire, il veut peut-être nous dire que l'essentiel pour tous est de bien comprendre... la chute.

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