Olivier Beuvelet (avatar)

Olivier Beuvelet

Abonné·e de Mediapart

81 Billets

0 Édition

Billet de blog 5 juillet 2023

Olivier Beuvelet (avatar)

Olivier Beuvelet

Abonné·e de Mediapart

"Vers un avenir radieux", où le cinéma est plus grand que les films...

"Vers un avenir radieux" de Nanni Moretti semble être le premier des films d'Adieu de l'auteur italien. Il constitue une forme de testament et d'acte de foi, une énième fin de messe qui nous laisse persuadés (en tout cas le suis-je) que la messe n'est pas encore tout à fait dite.

Olivier Beuvelet (avatar)

Olivier Beuvelet

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
Nanni Moretti (ou Giovanni) dans Vers un avenir radieux

Depuis ses débuts, Nanni Moretti est un cinéaste engagé sur le versant mélancolique de l'engagement, avec la conviction qu'il est déjà bien voire trop tard, que l'avenir radieux promis par les grandes forces politiques émancipatrices de gauche est derrière nous, depuis la mise au jour des crimes staliniens et les dérives terroristes des années de plomb, et qu'être de gauche, c'est depuis les années soixante-dix, surtout chercher comment être de gauche. Comment concilier militantisme sincère et embourgeoisement ?

Lui-même, producteur embourgeoisé au point de devenir une icône du cinéma italien et un homme de pouvoir, tout en étant soucieux de sa liberté, pourrait avoir du mal, ou porterait dans son regard une sorte d'ambiguïté à se dire d'une gauche gramscienne tout en vivant confortablement de son cinéma indépendant, centré sur sa personne et ses propres doutes et renoncements. Son narcissisme lumineux et joyeux, mis au service d'un milieu et d'une nation, ne lui revient-il pas parfois au visage (ou à celui de ses doubles) comme un narcissisme négatif, au sens de la pellicule, inversion de ce qu'il est en vérité : un nihiliste désespéré caché derrière sa barbe ? 

Son ironie est un garde-fou, ses auto-fictions disent souvent qu'il est sur le point de partir, de perdre, de quitter, d'échouer... Le pape démissionnaire, le psychanalyste en deuil, l'autarcique mégalo, le prêtre désemparé, le cinéaste engagé saisi par le doute, le père inquiet... en sont des figures à la fois joyeuses et douloureuses, comme l'ironie elle-même.

Ici encore, en route Vers un avenir radieux, il nous dit bye bye mais s'installe tranquillement dans cet "au revoir" en nous montrant cette fois-ci, de manière encore plus précise et poétique, que c'est le cinéma lui-même, et non le film, qu'il habite de tout son être, comme un parti politique, dans la cellule la plus rebelle, celle qui veut faire germer la révolte et l'amour, avec les buts et les moyens du cinéma.

La Gaia scienza politica du cinéaste devient une forme de transfiguration du quotidien par l'inventivité la plus libre et la plus subjective qui soit, et le cinéaste qui est son double ici, Giovanni, impuissant dans son monde culturel devenu trop violent et trop commercial, où le "What the fuck !" remplace toute appréciation verbale élaborée, et qui fait justement un film sur la trahison du Parti communiste italien en 1956, devient une sorte de mage capable d'exiger ce qu'il veut, quitte, si possible, à ne pas l'avoir. L'essentiel pour un cinéaste est de s'imaginer en position de pouvoir l'avoir. C'est ce pouvoir là, celui d'exiger et d'obtenir qui fait la folie et la force incroyable des cinéastes. Faire un vrai film, c'est croire en une obsession et s'investir de manière presque pathologique dans sa réalisation. C'est toujours, un acte de foi dont de nombreuses instances cherchent à vous détourner, pour la bonne et simple raison que le cinéma est dans la tête de chacun et que personne n'est tenu de réaliser ses films, de raconter ses histoires, de demander à des professionnels, artistes, techniciens, financiers, d'entrer dans son rêve. Mais le cinéaste est celui qui croit que son rêve, son histoire, mérite d'être "réalisée". A ce titre il se hisse au rang de créateur et s'octroie un pouvoir de manipulation du réel qui laisse souvent des traces dans ce réel, comme le film le montre bien. Avec tous les risques que cela comporte pour son entourage et pour lui... la solitude pouvant être immense.

Dans sa pratique, Giovanni son double filmique, apparaît comme un démiurge qui refait l'histoire à sa guise, élimine Staline d'une affiche, invente une eau minérale des années cinquante au nom évocateur de "Santa Rosa" (Luxembourg), dirige ses comédiens dans une direction qui lui plaît malgré leurs propres intuitions sur le sens du film, refuse que son épouse et ancienne productrice le quitte mais constate progressivement que son pouvoir s'amenuise et que le réel vient heurter ses principes. Les démiurges n'ont plus de place dans le monde fluide du numérique et la grande confusion des marchandises.

Après le parti communiste, le parti du cinéma pourrait-il le trahir à son tour ?

Non, c'est ici que Nanni, l'original, qui tient la vraie caméra, celle qui filme et non celle qui est filmée, va pouvoir transfigurer le réel représenté en faisant glisser la vraisemblance du côté de l'imagination amoureuse.

La comédie musicale est mobilisée, le happening chorégraphique aussi, les citations visuelles également, de ses propres films, (Le joueur de foot d'Habemus Papam, la piscine de Palombella Rossa, la ballade en scooter (devenu trottinette électrique) de Journal Intime...) qui nous ramènent à lui, Nanni, à travers une découverte essentielle : ce qui reste des scènes de films dans nos mémoires de spectateurs. Pas un objet, pas un lieu, pas une ressemblance, mais une idée de cinéma, un moment purement visuel de fluidité qui nous sort du carcan rationnel et nous amène à penser avec nos yeux et nos peaux, nos corps mis en mouvements par celui du personnage qui part, qui se libère, danse, joue, fuit ...

Et il y a alors cette scène merveilleuse où Giovanni, pris dans des embouteillages, met en scène une dispute sentimentale entre les deux jeunes  coincés dans la voiture d'à côté, qui ne semblent pas savoir comment vivre  leur engueulade, ou encore ce moment de suspension sur un tournage de film violent, que produit son épouse, où un jeune cinéaste excité prévoit de finir son film par une exécution mafieuse, une balle dans la tête d'un homme à genou (Réservoir Dog n'est pas loin), et durant lequel Nanni, en vieil auteur intello, intervient et convoque des regards académiques et la mémoire des films (notamment Tu ne tueras point de Kieslowski dans lequel le maître polonais de l'éthique cinématographique rend le meurtre insupportable), pour apprécier la scène sous différents aspects, afin de démontrer que cette violence jouissive est une annulation de l'Art, qui doit être sublimation et humanisation. Bien sûr, le coup partira quand même et le jeune cinéaste excité pourra crier "le film est fini" ce qu'on entend comme "La messe est finie"...

Mais non, en changeant la fin du film de son double Giovanni, en invitant à l'image dans une séquence au statut hybride, la plupart de ses amis du parti du cinéma, en saluant d'une main heureuse et d'un oeil rieur ses spectateurs, Nanni Moretti nous rappelle que la messe, c'est le cinéma, pas le film... et que le premier excède de beaucoup les seconds... 

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.