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Billet de blog 7 avril 2024

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Quand un documentaire rafraîchit l'R (note sur "Lettre Errante" de Nurith Aviv)

J'ai vu le film "Lettre errante" de Nurith Aviv... Une épure documentaire dédiée à la lettre "R" dans son ambivalence sonore selon les langues. C'est une lettre fugueuse et fougueuse, caillou ou miel... Qu'est-ce que le "R" fait donc à la Parole pour être si labile ?

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J'ai vu "Lettre errante" de Nurith Aviv... Un film dédié à la lettre "R" dans son ambivalence sonore (frottement à la méditerranénne (rrr), dérapage à l'américaine (wwr)(glissement à la créole (w) ou roulement à la russe (lrl)) selon les langues. C'est une lettre fugueuse et fougueuse, caillou ou miel... Qu'est-ce que le "R" fait donc à la Parole pour être si ?

J'ai beaucoup aimé ce film qui nous amène à envisager ce que nous ressentons physiquement en prononçant cette lettre qui relier si bien notre corps physiologique et notre corps social ou culturel. La parole est une fonctionnalité du corps humain qui en s'articulant devient une chose partageable et efficace. On peut la perdre (fonction) on peut la donner (fonction), la croire (chose), la renier (chose) ou la mémoriser (chose)... et dans tout cela, l'air, l'R passe, ronronne, se cache... comme si la lettre "R" et ses cousins avait un lien ontologique avec la parole elle-même.

Illustration 1
Affiche de "Lettre errante" de Nurith Aviv

Nurith Aviv va en profondeur, de plus en plus et jusqu'à la fin du film, avec légèreté et humour, et avec cet R frais dans la gorge, son dispositif de scansion devient plus aérien, moins architectural... le rapport cinématographique à la parole, de la cinéaste fascinée par la langue dans toutes ses formes, aurait-il changé en passant de la lettre-signe (avec ses fenêtres) à la lettre-son (la couleur du souffle) ? La couleur est à la sonorité ce que la fenêtre était au signe écrit... un corps perceptible avec les yeux...

Reste le souffle, présent, toujours, dans les transitions entre les rencontres, sous la forme d'un poème sonore ou d'une performance poétique averbale... couleur et souffle ! Cela renvoie aux premiers signes "soufflés" sur les parois des grottes où des mains dites négatives, découpées par leurs contours, sont restées pour l'éternité dans leur absence même. Comme des allégories concrètes des mots d'avant l'écriture.

"La parole est radiographiée" a dit le cinéaste Nadav Lapid, invité à commenter le film...je dirais que Nurith Aviv cherche son adn... et ici l'archaïque originaire est dans la vibration du "R" sur les parois de la glotte... on y sent physiquement la parole sortir de soi comme dans ce vers merveilleusement râpeux et disgracieux de Baudelaire : "La rue assourdissante autour de moi hurlait." Le Resh de l'origine nous renvoie au grognement ou au râle primitifs, premières formes de langage ... les bêtes grognent des rrrrr... mon chat les roule quand il est content et les râpe lorsqu'il s'énerve... c'est presque la seule lettre que nous ayons en commun ... la lettre "R" garderait-elle la trace de ce grognement ayant précédé la naissance des signes ? comme la possibilité d'un plaisir archaïque et originaire caché au milieu du "dire" de l'oral et de l'écrit ? Et alors, pourquoi le japonais l'aurait-il forclos sinon pour éradiquer ce qui ne pourrait entrer dans l'empire des signes, question de frontière, de limite et de contenance : les grognements qui n'en furent que la matière ancienne ?

j'ai beaucoup aimé les récits autour du "r" qui ont une portée souvent vitale ...

Et j'aurais aimé aussi entendre l'accent rocailleux des paysans du sud de la France où les "R" roulent comme les cailloux des ruisseaux, roulements que la modernité, la vie économique et le conformisme urbain ont errrrrrradiqués...

Voilà ! C'est supR !

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