
Agrandissement : Illustration 1

"Rendez-vous avec Pol Pot" de Rithy Panh, dont le titre fataliste fait écho au "rendez-vous avec la mort" d'Agatha Christie, ou au "rendez-vous avec le Diable" de John Woo, est surtout un rendez-vous avec une importante oeuvre cinématographique.
Je dirais oeuvre cinématographique plutôt que film, parce que l'enjeu ici est la puissance de bricolage de l'art au sens large contre la froide barabarie industrielle de l'idéologie.
Comme le souligne le nom que porte le personnage de Lise Delbo interprété par Irène Jacob, Rithy Panh s'inscrit dans une filiation qui n'est pas du tout celle d'Adorno selon qui "écrire un poème après Auschwitz est barbare" mais dans celle de Charlotte Delbo pour qui au contraire, selon le cinéaste, "il fallait continuer à écrire et à créer, il fallait plus de poésie".
Et dans ce terrible beau film, la poésie est partout et s'allie à un réalisme documentaire (paradoxalement celui de la fiction centrale) qui s'appuie sur la perception du temps (la durée de l'attente du dit rendez-vous) et le jeu simple et "live" des comédiens pris au piège, eux aussi, de la fiction idéologique des bourreaux Khmers rouges. Irène Jacob est très habile pour vivre naturellement les situations et camper en un geste ferme et "viril" (voir photo) une journaliste des années 70, spécialiste du Cambodge, au visage inquiet et dur, qui souhaite s'approcher et garder ses distances en même temps.

Agrandissement : Illustration 2

La violence extrême du régime qui cherche à "éliminer" tout ce qui n'est pas dans la pureté de l'idéal délirant de son "camarade numéro 1", est déplacée. Elle s'exerce dans le hors champ de la fiction, elle est vue indirectement dans les archives flottantes ou surimprimées, montrant des corps et des mourants martyrisés, elle est aussi cachée dans les pellicules photos de Paul Thomas, le reporter qui l'enregistre clandestinement avant de la subir loin des objectifs, dans les reconstitutions figées en figurines qui avaient si bien documenté la vérité de "l'image manquante" mais elle est présente et très présente, du début à la fin, dans la parole khmère rouge, dans sa rhétorique dénégative, dans sa froideur administrative, dans sa mystique du chef, dans ses silences aussi.
Et c'est le bruit que font ces silences enregistrés, qui est peut-être la plus puissante idée de ce grand film sur le génocide en tant que catégorie moderne, en tant qu'horizon de toute entreprise révolutionnaire paranoïaque (qui a peur de l'ennemi intérieur, peur que l'objet comblant de l'idéal ennivrant ne s'évapore), c'est le silence et l'absence des autres, des anciens, des non purs qui incarne le mieux ce qu'est le génocide. Le vide en lieu et place de cet autre qu'on ne veut plus voir.
C'est ce désert humain que symbolise doublement, en tant qu'espace vide et en tant que lieu historique, le Tarmac de l'aéroport de Kampong Chhnang, voulu par les Khmers rouges et jamais terminé, dont Rithy Panh fait le centre, le noeud topographique du film. Cette part manquante, le cinéaste cherche à la saisir et à la reconstruire poétiquement, de film en film, en cherchant les différents moyens de matérialiser l'absence, par la mémoire théâtrale des corps (S21), en la visualisant à travers des archives flottantes, en l'imageant puisque les images sont des êtres vivants qui viennent marquer l'absence en ramenant de la présence conformément à l'usage ancien et funéraire des imagines romaines qui leur ont donné leur nom.
Mais cette part manquante n'est pas qu'une absence, c'est une disparition, celle de deux millions d'êtres humains (25 % de la population cambodgienne), disparition qu'on voit à travers ses traces de panique et sa brutalité dans les rues désertes de Phnom Penh, saisies dans des images amateurs (?) d'époque, montées comme le contrechamp des images de la fiction centrale, c'est la disparition en soi, comme forme de gestion politique de l'Autre ; celle de Paul Thomas, des khmers rouges faillibles, et des amies de Lise (on pense au Chili, à l'Argentine, à l'occupation, à la guerre d'Algérie... c'est une forme propre aux régimes criminels qui ne prennent pas la peine d'user des paravents judiciaires), c'est celle des enregistrements, pellicules de Paul et bandes du Nagra de Lise, c'est l'horizon placide des génocides,"tout doit disparaître".
Le film de Rithy Pahn est dur et magnifique, il est en soi la preuve de la survie grâce à la création poétique, il est d'ailleurs plus qu'un film, c'est une expérience d'apparition d'une disparition.
"A voir", au plein sens de l'expression.