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"La mère de tous les mensonges" questionne très intelligemment et sans renoncer à la complexité, le rapport entre la représentation imagée et la réalité. Poursuivant le précieux travail initié par Lanzmann dans "Shoah" (scène avec A. Bomba notamment) et approfondi et formulé comme un dispositif récurrent dans "S 21" par Rithy Panh, Asmaé El Moudir montre une nouvelle fois à quel point le trauma est enregistré dans le corps et utilise la gestuelle comme une formulation "lisible" et performative, le faisant advenir "réellement" de nouveau, ce coup reçu, (souvenirs de la répression chez les deux voisins de la famille / gestes et regards de la grand-mère). Mais elle montre en même temps que la mère de tous les mensonges est la photographie elle-même et la croyance qu'elle peut générer.
- La réalisatrice a cru jusqu'à douze ans se reconnaître sur une photo d'enfant qui n'était pas d'elle mais avait été volée dans une école par sa mère, pour compenser l'absence totale d'image photographique d'elle enfant. Le jour de la révélation, elle s'est précipitée chez un photographe pour se faire prendre en photo sur le fond hawaïen "sans lequel il n'y a pas de souvenir possible" afin de se fabriquer cette image vraie soudain manquante. Faux souvenir photographique à deux reprises.
- Sa grand-mère a brûlé toutes les photos de la maison après la mort de ses jumeaux (la gemellité évoque elle-même le mimétisme de la photographie) qu'elle avait pris en photo peu avant leur mort, ce qui chez cette vieille femme très pieuse et autoritaire, relève d'une croyance magique dans la capacité de la photographie à prendre et conserver l'objet photographié en elle, ce que confirme ensuite le culte qu'elle voue au roi Hassan II à travers une photo qu'elle embrasse comme une icône et cache dans sa poitrine.
- Enfin cette variation subtile sur l'image manquante qu'il s'agit de restaurer, utilise comme son probable modèle (Rihty Panh) la miniature, domaine dans lequel le père de la réalisatrice est un artiste (il ment ouvertement, lui), pour faire revenir un passé commun et invisible parce que censuré : celui de la répression très violente des manifestations populaires de juin 1981 à Casablanca.
- La vue synoptique et surplombante sur la maison de poupée, la prison et la médina de Casablanca où sa famille et les voisins vivaient, permet d'amorcer des reconstitutions mémorielles distanciées. Mais ici la miniature ne vient pas illustrer le récit préalable des exactions commises par le pouvoir royal lors des émeutes de 1981 (637 morts !) elle l'accompagne, le devançant et le suivant, dans le cadre d'une expérimentation filmée qui expose le dispositif et l'usage spontané et intuitif des figurines. Il s'agit donc d'une reconstitution entendue comme processus et non comme oeuvre achevée. Tout l'intérêt du film réside dans cette nuance, c'est une dynamique à l'issue incertaine, les larmes inédites de la grand-mère ? et non une enquête ni un panorama rétrospectif.
- En accentuant les effets de cadrage, de lumière, de mouvement, en mêlant sans arrêt le faux au vrai dans des plans hybrides où par exemple, des mains humaines semblent appartenir à des poupées, Asmae El Moudir porte l'image de son documentaire, elle-même, au rang des illusions potentielles. Cette image, conçue comme une expérimentation plus que comme une reproduction du réel, devient un espace d'échange avec le réel, un espace de communication visuelle mais non mimétique, où le dispositif apparaît souvent non comme origine (mère) des images mais comme un des personnages du film, un passeur, un intermédiaire, un médium au plein sens du terme.
Rien n'est dans la photo elle-même, tout est dans la relation à l'image photographique, en vertu des relations de confiance qu'on a avec elle, mais elle n'est pas la mère toute puissance de nos souvenirs, elle agit finalement comme les miniatures, elle remédie à une absence d'image, elle rappelle l'image manquante de la mémoire sur le terrain de l'imagination ... et ça, on en fait l'expérience concrète devant le film, puisqu'il n'y a plus de photos pour nous faire imaginer une tragédie dont nous étions nombreux, probablement, à méconnaître l'existence.
La mère de tous les mensonges, c'est donc la photographie, l'image documentaire en somme, cette fausse empreinte du réel, qui nous donne tantôt l'illusion de son retour (du réel) tel quel et tantôt l'illusion de sa perte totale, lorsqu'elle n'existe pas. La relation au témoin, son témoignage, voilà le vrai document.