Olivier Beuvelet (avatar)

Olivier Beuvelet

Abonné·e de Mediapart

81 Billets

0 Édition

Billet de blog 17 juin 2023

Olivier Beuvelet (avatar)

Olivier Beuvelet

Abonné·e de Mediapart

« L'odeur du vent » a le parfum d'un conte politique

L'odeur du vent est un film de patience, un film splendide, lent et lumineux comme une longue après-midi d'été, mais c'est aussi un film d'une grande férocité à l'égard du régime iranien...

Olivier Beuvelet (avatar)

Olivier Beuvelet

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
L'ingénieur aide l'aveugle à traverser le gué, "L'odeur du vent" de Hadi Mohaghegh

L'odeur du vent de Hadi Mohaghegh est un film de patience, un film splendide, lent et lumineux comme une longue après-midi d'été, mais c'est aussi un film d'une grande férocité à l'égard du régime iranien.

Est-ce volontaire ou pas ? Est-ce seulement dans l'oeil du spectateur que je suis ? C'est à voir et c'est cette ambiguïté, aussi fugace que l'odeur du vent, qui donne toute sa profondeur au film.

Comme les miniatures persanes, armées de la patience du peintre pour nous dire l'exigence du travail de représentation, pour en faire un discours plus qu'une image, l'image minimaliste de Hadi Mohaghegh est armée de la patience du vent, du vent qui érode la pierre, la pierre d'un régime indigne et en annonce peut-être la fin.

Mais on ne voit rien de tout ça, l'image est sereine et douce, tout est dans le hors-champ et le non-dit.

Le premier plan est à cet égard prophétique. On voit un homme assis à flanc de colline, instable, au bord de la chute, en train de frapper une pierre avec une autre pierre, image archaïque des premiers travaux humains, geste ancestral. Une pierre tombe et roule vers le bas, vite hors-champ mais longtemps audible dans son roulement, nous indiquant ainsi la hauteur et le niveau de risque atteints par l'homme. Il semble avoir du mal à se lever, plaçant des herbes broyées dans son sac, il remonte difficilement en traînant ses jambes.

Une ellipse (un hors-champ) dont on ne mesure pas l'espace-temps nous le montre ensuite arrivant dans sa pauvre mais solide maison, il ne dispose pas de ses jambes, réduites à des sortes de cannes rigides et sans force, il est hémiplégique, se traîne patiemment. Le plan dure, il fait des gestes quotidiens, accroche son sac à un clou. Nous commençons à regarder les détails de l'image et à lire le film en même temps. cette position d'observateur lecteur, donnée au spectateur dès le début, rappelle bien sûr la pure visualité du cinéma du maître Kiarostami, qui nous a habitué à ces objets qui roulent, à ses gestes silencieux, à ces plans picturaux, au bruit du vent et à cette lenteur délicieuse.

Mais ici quelque chose va s'installer qui sera moins un métadiscours sur le cinéma qu'une allégorie politique. Tout au moins peut-on le croire et trouver dans le film matière à cette interprétation.

Les plans fixes se succèdent, les mouvements des hommes sont entravés, les corps pèsent lourd. Le fils du personnage qui a ouvert le film, est alité, malade ou handicapé, il repose presque inerte sur un matelas spécial anti-escarres qui est alimenté par un transformateur électrique. Panne, Cut. L'homme traîne le corps immobile de son fils pour le déplacer dans sa maison et part traîner le sien dans la poussière des chemins pierreux jusqu'à la maison d'un voisin qui n'a pas de portable, puis vers un autre qui lui en prête un et le ramène en moto.

Nous suivrons ensuite le parcours contrarié de l'ingénieur des services publics d'électricité, appelé pour réparer la panne et qui doit changer une douille défectueuse sur le pylône qui alimente le village.

De péripéties en péripéties, se développe une suite de situations très concrètes dessinant une allégorie de l'Iran, flirtant parfois avec l'absurde kafkaïen ou le conte oriental, mais toujours très réaliste et procédant par une succession de plans fixes au montage cut, séparés par des ellipses spatio-temporelles, c'est-à-dire selon une suite de miniatures ciselées.

Cette allégorie est cruelle, et derrière le joli conte sur l'entraide et la bienveillance du peuple, l'Etat iranien apparaît comme terrifiant d'indifférence et d'abandon. La forme esthétique comme les mouvements des personnages semblent entravés par une force invisible qui les clouent au sol. L'homme handicapé n'a aucune prothèse ni appareil, le seul jeune qu'on voit à l'image est paralysé et rien ne semble indiquer que sa situation puisse s'améliorer, la voiture de l'ingénieur s'enlise longuement dans une rivière caillouteuse, il doit lui-même et à ses frais, en louer une, la vieille dame meurt après avoir rempli sa mission, le monde semble un terrain meuble et dangereux où les traversées et les déplacements sont devenus très difficiles.

Même si une mosquée apparaît, toute petite et indétectable, dans un coin de l'image, la religion est absente du film, tout comme l'Etat, ce qui revient peut-être au même.

C'est en comptant sur ses propres deniers et en prenant une demi-journée de congé, que l'ingénieur réussira à remettre le courant. C'est par son dévouement personnel, sa sincérité personnelle, son éthique personnelle, que la condition de l'homme handicapé et de son fils alité va s'améliorer.

L'iran apparaît alors comme un pays abandonné où la solidarité populaire est la seule planche de salut. L'ingénieur lui est présenté comme un saint laïque, zélé, qui ne joue pas de son autorité avec la vieille dame qui lui refuse l'accès à la douille mais va expliquer la situation au maire de son village pour qu'il intercède, qui accepte de faire un détour pour accompagner un aveugle à un rendez-vous amoureux, il lui cueille même les fleurs qu'il offrira à sa promise, qui se débat dans la glaise chaude de cette région abandonnée pour ramener le courant chez l'homme qui veille son fils. A la fin tout reprend son ordre quotidien, une boucle est bouclée avec le retour du père handicapé qui répète les gestes du premier plan.

Un indice intéressant nous montre cet Etat oppressant et invisible que cible le degré allégorique du film. Dans sa voiture, au début, l'ingénieur reçoit un appel sur son portable. il ralentit et s'arrête sur la route pour y répondre, au lieu de parler en conduisant, comme dans les films de Panahi, plus rebelles en apparence. On perçoit dans ce geste de respect du code de la route dans un pays où la police est féroce, à la fois le zèle qu'il veut montrer mais aussi, par ce détail mis ostensiblement en avant, la contrainte morale qui pèse sur le cinéma iranien, soumis à des principes presque infantilisants.

En plein mouvement "Femmes, vie, lIberté" ce point de zèle apparaît à la fois comme une attitude conforme aux yeux des autorités et comme un geste ironique aux yeux du spectateur qui peut considérer que Hadi Mohaghegh l'attire sur un autre terrain. Celui de l'allégorie. La scène de l'aveugle, d'ailleurs, totalement symbolique, l'y a déjà attiré.

On a vu comme Panahi détournait les interdictions de filmer dont il est l'objet, dans Ceci n'est pas un film ou Taxi Téhéran et plus récemment dans Aucun Ours : il joue sur les lignes rouges et les frontières des genres, et affronte directement la censure, la prenant comme objet de ses films.

Ici, la démarche de Hadi Mohaghegh, s'inscrirait plutôt dans la veine du cinéma polonais des années 1970 et 80, celui qu'on a appelé le "cinéma de l'inquiétude morale", avec Zanussi, Kieslowski, Holland, Wajda... l'idée étant de dénoncer l'oppression de l'Etat sans affrontement mais en déplaçant le propos sur l'intime, le psychologique, l'éthique. Montrer en creux ou à travers les effets psychologiques le rapport à un Etat oppressif.

Ainsi toute la critique est dans le vide, dans ce qui ne se montre pas, et chaque plan, les ellipses, le hors-champ, pointent en creux l'index du réalisateur vers le hiatus de plus en plus béant entre un Iran provincial, charnel et humain, où l'accueil est la vertu essentielle, et une infrastructure étatique indigente et lointaine qui empêche mais n'aide plus. Un service public qui ne tient plus que par la tradition de solidarité de ses acteurs, une jeunesse au tapis, des hommes perdus se traînant dans une vallée caillouteuse, une vie d'enlisés qui trouvent des solutions merveilleuses et savourent librement l'odeur du vent.

Evanescente comme le niveau allégorique du film.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.