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Il boemo de Petr Vaclav est une plongée dans la vie d'un serviteur-musicien du XVIII ème siècle. Un musicien aussi important en son temps qu'oublié aujourd'hui, et dont le film prétend restituer fidèlement la figure. Ce qui est intéressant et beau dans ce film c'est que loin de vouloir donner un mythe à l'artiste oublié, Petr Vaclàv le restitue dans sa vie concrète, dans sa chair, tout en montrant la capacité d'émerveillement que procure sa musique ressuscitée, aujourd'hui encore. Artisan musicien à une époque où les musiciens sont plus proches des cuisiniers que des peintres déjà sortis de l'artisanat, Josef Mysliveček est présenté par Petr Vaclav comme un électron libre dans un champ d'interférences amoureuses, politiques et économiques. Sa vie n'a pas les caractéristiques de celle d'un génie, ou plutôt la dimension du talent personnel reste hors du propos, le personnage est simple et docile, ce sont toujours les autres qui décident, mais il est vite reconnu et aidé pour trouver sa place dans le grand mercato de l'Opéra sérieux qui divertit différents types de pouvoirs en Italie au XVIII ème siècle et dont il sera un des plus grands maîtres avec environ 80 opéras presque oubliés.
Entre vocation et carrière, Josef Mysliveček doit trouver sa vocation, c'est-à-dire suivre son goût propre ou satisfaire celui de son commanditaire et adopter le goût dominant du moment. Quêter l'argent et la renommée ou conquérir une liberté créative absolue ? La question l'effleure ou plutôt effleure une de ses maîtresses, La Gabrielli, une très grande voix pour qui il compose, on sent poindre la modernité dans ses propos, mais elle n'est encore qu'un horizon, le Romantisme n'a pas encore exalté les capacités artistiques d'une caste d'élus, de mages et de prophètes, poètes et artistes qui prendront la place des prêtres et des Saints au XIX ème siècle, dans un monde désenchanté par la science. L''originaire de Bohême ne connaîtra pas la bohème, il sera un fidèle serviteur des grands princes, dont un roi de Naples qui lui fera admirer ses excréments.
Le titre est à ce sujet ironique et imparable. Il boemo était le surnom donné à l'artiste comme il était d'usage de le faire à l'époque, et ne renvoyait qu'à son origine tchèque, mais il invite aussi, aujourd'hui, à la comparaison avec le sens que le mot a pris chez Murger et dans l'opéra de Puccini. Et contrairement à l'Amadeus de Milos Forman, qui s'inscrivait parfaitement dans la tradition du mythe du génie, ce qui correspondait à la réalité de l'investissement de Léopold, son père, dans la constitution de sa stature artistique (conservation de sa correspondance et mise en récit de son génie précoce), Il boemo nous présente un homme normal, ambitieux, amoureux, aux moeurs souples de son temps et de son milieu, pris dans des histoires de famille complexes, un frère jumeau (pas un exemplaire unique) qui est cependant animé d'un désir de musique et de réussite très puissants.
Et l'on entrevoit pourquoi sa musique seule n'a pas suffi à "le rendre éternel", il lui manquait peut-être une vie d'artiste, il est arrivé juste un peu trop tôt, avant Mozart, il était un grand serviteur et son histoire est celle d'un simple artisan soumis aux contraintes de son époque. Trop peu, peut-être, pour franchir le mur de sa disparition.
Petr Vaclàv semble lui confectionner un récit pour faire entendre sa musique. Mais on ne fabrique plus aujourd'hui ce type de mythe romantique, l'Art a changé de paradigme et l'artisanat, la place de l'argent, la fin de la mythologie du génie, ont changé la donne. Le monde actuel n'est plus celui d'Amadeus. Comme l'a magistralement fait Andrei Konchalovsky, en racontant un épisode de la vie de celui qui a littéralement inventé le mot "artiste" dans son sens moderne, dans un sonnet adressé à Tommaso Cavalieri, Michel-Ange, Petr Vaclàv remet l'art à sa place dans l'Histoire et Il boemo n'est pas remarquable par sa personnalité exceptionnelle mais par la puissance de sa musique. L'idée que le sublime puisse sortir d'un personnage ordinaire, ayant ni une vie de Saint ni celle d'un moine, voire atteint de la syphilis et sans nez, est une des grandes idées modernes du film. Montrer qu'être artiste c'est se coltiner du réel et du social, affronter une matière, et négocier avec ceux qui ont l'argent et le désir. En cela, parce qu'il ne "psychologise" pas l'acte créatif mais le socialise, le film de Petr Vaclàv s'apparente au merveilleux Michel-Ange de Konchalovsky.
Tourné souvent caméra à l'épaule, incisif, d'une crudité bouleversante, d'une érudition solide, d'une beauté musicale authentique ayant les accents d'une réminiscence inattendue, (tout ou presque est enregistré en direct à partir de partitions retrouvées et retravaillées par des musiciens d'aujourd'hui, enregistrée par l'Orchestre baroque de Prague, dirigé par Vaclav Luks, avec les solistes Philippe Jaroussky, Simona Šaturová, Emoke Barath) le film est un joyau de réalisme et de présence.
Josef Mysliveček qui a été oublié par l'Histoire de la musique (comme beaucoup d'autres), renaît donc dans la chair de sa musique comprise et présentée comme une sublimation des frustrations de l'homme (vision classique de l'invention artistique) mais aussi comme une solution esthétique aux contingences du moment social, économique et politique auxquelles l'artisan serviteur est soumis. Loin de la vision de l'artiste autonome, le film fascinant de Petr Vaclàv nous le montre atteint, littéralement rongé, par le monde, en lutte avec les désirs, les pouvoirs, l'amour, la syphilis et en permanence à la recherche de l'émerveillement musical. Il s'agit de replacer le processus inventif dans son cadre social sans lui enlever sa merveilleuse part psychique, inaccessible mais audible, ici.
Josef Mysliveček est un homme qui travaille et cherche à atteindre un niveau idéal dans sa pratique, aux confins de la sincérité et de la mode, toujours soucieux des performances des divas et de l'effet d'émerveillement que ses opéras auront sur le public. Il s'agit de montrer la valeur d'usage de la culture plus que sa valeur d'échange. Montrer son rôle le plus concrètement possible.
Les compositeurs (maestri) gagnaient moins d'argent que les interprètes, ils étaient des serviteurs, faisaient ce que le commanditaire leur demandait de faire, comme les pâtissiers et les cuisiniers, selon le goût du moment, mais en allant chercher des espaces de subjectivité dans le surplus, le dépassement des règles, le surcroît d'énergie et la "pureté" de l'intention première. L'opéra étant un espace idéal pour toucher le sublime.
Comme Petr Vaclàv lui-même qui a dû déployer une énergie folle pour monter ce film sublime et qui d'une certaine manière, parle aussi de lui et d'un cinéma d'artisans passionnés.