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La conférence; le film de Matti Geschonneck sur la conférence de Wannsee est sûrement un film utile. Les élèves de Terminale qui étaient dans la salle ont été marqués et l'ont montré par leur silence à la fin de la projection. Ils ont, semble-t-il, pu saisir la dimension inhumaine de l'immense crime contre l'humanité qu'est la Shoah, son aspect froidement gestionnaire et son fondement de folie antisémite, ici "naturellement" glaçants. Les propos violents par leurs sens, glissés dans les éléments rhétoriques du projet, avec sa terminologie cadrante et rationnelle, se heurtent souvent à leur propre forme vocale froide ou enjouée selon le degré d'exaltation du locuteur, et presque toujours anodine. C'est une réunion opérationnelle, le fond n'est pas abordé, le mot mort n'est jamais prononcé.
Le point de vue du filmeur est celui d'un participant tournant, la caméra est assise autour de la table, successivement en différents points, croisant les axes ; nous sommes des témoins impuissants de la planification d'un massacre que nous connaissons mieux que ceux qui le conçoivent.
Mais c'est là qu'est la limite de ce dispositif, il exige que le contexte historique soit bien connu des spectateurs et que leur savoir inutile serve à faire résonner l'infamie qui se joue dans le confort de cette maison accueillante, entre les demandes de "nettoyage" pour soulager le personnel et les finances des secteurs, et les calculs des bureaucrates nazis eux-mêmes, plus préoccupés de leur carrière personnelle que du sort de l'humanité (et de la leur en particulier). De même que le langage cinématographique lui-même s'affine et se complexifie avec le temps parce que les spectateurs sont de plus en plus habitués à saisir la syntaxe du montage et les fils de la chronologie narrative, le rapport à l'Histoire s'affine et se lui aussi et se complexifie dans ses modes d'écritures de moins en moins explicatifs, puisque le rapport à l'événement réel n'en est plus le seul objectif. Paradoxalement en étant très factuel, fondé sur le verbatim édulcoré enregistré par Eichman lors de cette conférence d'une heure cinquante, le film laisse toute la place aux concepts nazis, au mécanismes de pouvoir et de management nazis, aux rapports de force nazis et à la déshumanisation nazie. Les faits montrés sans décalage esthétique ni éthique, ne sont pas présentés pour eux-mêmes mais pour ce qu'ils nous disent de cette façon nazie de traiter des hommes et des situations. Une réduction de toute vie à sa rentabilité... Un utilitarisme absolu devenu un idéal romantique, mais d'un romantisme sans l'échec, un romantisme fou, comme le montre Eric Michaud dans son remarquable essai : Un art de l'éternité.
La conférence est donc un des premiers films de la troisième génération des films sur le génocide des juifs européens par les nazis. Après ceux qui ne faisaient pas la différence entre les déportés (Nuit et brouillard), puis ceux qui dans le sillage de Shoah ont produit ou repris des témoignages en adoptant le point de vue des victimes (Le fils de Saul), voici ceux qui, dans le sillage des Bienveillantes, adoptent le point de vue des bourreaux (On attend avec intérêt le film de Jonathan Glazer d'après le roman de Martin amis "The zone of interest"), en comptant sur la connaissance qu'ont les spectateurs des deux générations précédentes de films et du contexte historique.
Qu'en serait-il dans une situation de réception différente ?
Le réalisateur, tétanisé devant la gravité du sujet, a parié sur l'immersion et la bonne foi des spectateurs et peiné (ou renoncé) à trouver les décalages formels ... du type de ceux qui rendent Salo de Pasolini très antifasciste. Il n'est plus nécessaire de condamner explicitement un génocide, certes, et il n'est pas pertinent non plus de réciter des formules qui peuvent malheureusement s'user, voire devenir des repoussoirs. Enseigner la Shoah est toujours délicat car il y a de nombreux écueils à éviter : ne pas susciter une concurrence victimaire, ne pas employer de termes nazifiés, ne pas faire d'erreurs historiques, ne pas opposer mémoire et Histoire mais les agencer. Le film évite tous les risques en se concentrant habilement sur les faits et le verbatim, soumettant l'horreur froide aux regards en se disant que l'effroi fera son oeuvre, mais ce sont toujours les nazis qui ont la parole et aucun contrepoint (si ce n'est quelques réticences sentimentales chez certains nazis) ne se fait sentir dans le film, en dehors du carton final indiquant le nombre de juifs assassinés par le troisième Reich et ses complices européens, posé comme conséquence de cette conférence.
L'heure "historique" est à la compréhension des mécanismes du nazisme, et c'est une bonne chose, mais c'est aussi un terrain miné et l'absence de réflexivité sur le génocide lui-même, dans ce film, venant illustrer les essais de Johann Chapoutot, m'a laissé perplexe.
En revanche et c'est peut-être là qu'est l'utilité du film, sa raison d'être, et c'est assez extraordinaire : on peut voir clairement l'organisation managériale de la bureaucratie nazie ; pas d'ordre hiérarchique unifié mais des secteurs, des doublons pour susciter l'émulation et la compétition, des chefs qui ne savent pas exactement où ils sont sur l'échelle du pouvoir et cherchent à s'affirmer... c'est le management moderne, néolibéral, héritage de ce régime, diluant les responsabilités et procédant par objectifs de rentabilité optimum, profondément utilitariste et chaotique, tel que le décrit par le menu Johann Chapoutot dans Libres d'obéir. Il apparaît comme l'ultime objet de la critique dans ce film. Et c'est peut-être son intérêt premier, montrer le génocide comme un moyen absolument barbare et rationnel de "gérer", de "traiter" un problème territorial et démographique, un des plus anciens types de problème politique qui soit. L'intentionnalité du crime est oubliée au profit de sa fonctionnalité, et c'est finalement ce qui fait sens pour nous et peut-être nous glace. Ce n'est pas l'antisémitisme qui est visé, il est présent comme une donnée initiale, un arrière-fond, ce qui est visé c'est l'utilitarisme...
Par exemple, on ne peut pas comparer ce qui se dit dans cette conférence avec la "gestion" des migrants en Europe ni avec le projet de rejeter les sans domicile fixe en dehors de Paris dans des lieux insalubres à l'approche des JO, nous avons des lois en Europe qui protègent les exilés et les individus dans leur ensemble, mais est-il excessif d'associer ces deux mécanismes à partir de la notion d'utilitarisme ? Sont-ils de natures différentes ou de degrés différents ? Le film amène à se poser la question.
Cette gestion utilitariste de l'humain, vu comme outil, matière, déchet, surplus ou ressource financière est in fine le vrai démon que ces pauvres marionnettes managériales excitent sans le savoir... Et c'est un démon toujours vivant, aussi vivant que les désir des chefs de jouir du pouvoir le plus large. La dernière réplique d'Heydrich, "ils n'ont pas contesté notre autorité" est l'illustration de l'installation de cette jungle et de la concurrence des services dans le chaos totalitaire qui n'est un "ordre" que sur le plan esthétique...
C'est terrifiant, et l'on pense aussi à l'excellent film de Nicolas Klotz, La question humaine, qui aborde ce problème au niveau des RH dans les entreprises qui dégraissent.