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Billet de blog 31 août 2025

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Les rôles et les places dans « Valeur sentimentale » de Joachim Trier

Joachim Trier nous propose un film profond sur la famille et sur le cinéma, sur les rôles qu'on nous donne et les places qu'on occupe. 

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Valeur sentimentale

Joachim Trier nous propose un film profond sur la famille et sur le cinéma, sur les rôles qu'on nous donne et les places qu'on occupe.

Deux filles d'un cinéaste reconnu, un artiste de rang international, comme Joachim Trier. Deux sœurs assez proches en âge, l'une, la cadette, historienne (Agnès) et l'autre, l'aînée, comédienne en vogue au théâtre (Nora), vivent différemment le retour de leur père, éloigné depuis longtemps et revenu à l'occasion de la mort de leur mère, à la demande d'Agnès.

La plus jeune (Agnès) a tourné dans un film du père lorsqu'elle était enfant, elle se dira ravie, alors, d'avoir été son centre d'intérêt, à travers le rôle qu'elle jouait pour lui, et avoir ensuite ressenti un vide immense lorsqu'il avait eu en tête un autre film et d'autres comédiennes.

L'autre, l'aînée, refuse de jouer dans le nouveau film qu'il cherche maintenant à réaliser, et dont le rôle a été écrit pour elle.
La plus jeune, femme simple et authentique, a une place centrale dans la famille, elle a soigné sa mère durant la maladie qui l'a emportée, elle relie le père et sa sœur qui ne communiquent pas et se confronte à l'histoire de sa grand-mère, résistante torturée durant la guerre, en accédant aux archives nationales des crimes commis durant l'occupation. En tant qu'historienne ; elle cherche la vérité des faits et a manifestement renoncé à la fiction comme aux scénarios paternels. On comprend que l'expérience du rôle qu'elle a joué, enfant, dans son film, lui a servi de leçon dans ce domaine. Les rôles sont des leurres et elle a trouvé une place en affrontant la vérité historique de la famille, elle a elle-même fondé une famille et cherche à réinvestir la maison familiale, le lieu du film, pour y vivre sa vie de famille alors que son père qui possède encore cette maison, veut y tourner son film.
Nora en revanche, comédienne brillante et angoissée, passant de rôle en rôle sans trouver de place dans ce monde, en dehors des loges et des cocktails d'après les premières, occupe un appartement presque vide dans un immeuble moderne quelconque, fréquente un collègue comédien marié et souffre de crises phobiques au moent d'entrer sur scène dans un rôle devant un public. Elle ne veut plus de rôles à jouer. Et surtout pas  celui que son père lui propose alors qu'il ne vient pas ou peu la voir sur scène. Elle cale. Elle veut une place.
Fiction des rôles que nous assigne le scénario parental qui a présidé à notre naissance, réalité des places qu'on occupe de fait en fonction de leurs désirs inconscients, des structures culturelles de la famille, de l'histoire familiale et parfois de nos engagements et dégagements conscients, le film de Joachim Trier est une déconstruction limpide de la dialectique des places et rôles dans la famille, vue comme un espace théâtral, une fiction romanesque, un jeu de rôles qui brouille les places. Les rôles c'est ce qu'on fait pour les autres, la place c'est l'endroit où l'on est pleinement en harmonie avec une situation et un environnement. Dans le rôle on sort, à sa place on est chez soi. 

Le génie du film, en dehors du montage fragmentaire qui nous fait travailler les liens entre les plans et relier les points de vue différents à chaque séquence, en dehors d'un déplacement de la notion de regard paternel vers celle d'héritage (c'est la maison qui regarde la famille et commande le film et non le père cinéaste), en dehors de deux plans dont le statut passe de la réalité à la fiction de manière virtuose, en dehors encore de tout un métadiscours sur la manière dont l'idée devient réalité au cinéma, c'est d'avoir imaginé que c'est en donnant un rôle professionnel à Nora que le cinéaste l'aide (volontairement ou involontairement) à trouver sa place dans la famille. Le rôle qu'il lui propose est si proche de ce qu'elle est qu'il témoigne de la place qu'elle toujours eue, sans le voir ni le savoir, dans le regard et le coeur de son père ! C'est aussi celui d'une femme qui ressemble à la mère du cinéaste mais qui échappera à la récidive d'un drame familial. Un rôle "officiel" qui est de fait une place, puisqu'aucune autre actrice qu'elle, même pas la jeune star hollywwodienne qui la remplacerait, ne peut incarner ce personnage qui n'est autre qu'elle même, vue avec amour par un artiste-père qui ne sait pas dire son amour ni agir autrement que par la fiction. 

Une très jolie fable sur le pouvoir de la fiction sur la réalité... 

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