Olivier Esteves (avatar)

Olivier Esteves

Professeur des universités,Université de Lille, spécialiste du monde anglophone. Coauteur, avec Alice Picard et Julien Talpin, de « La France, tu l’aimes mais tu la quittes, enquête sur la diaspora française musulmane » (Seuil, 2024), à paraître en version poche augmentée le 11 avril 2025 chez Points, et en traduction anglaise ("France, You Love It but Leave It : The Silent Flight of French Muslims") chez Polity Press (automne 2025)

Abonné·e de Mediapart

9 Billets

0 Édition

Billet de blog 18 juin 2024

Olivier Esteves (avatar)

Olivier Esteves

Professeur des universités,Université de Lille, spécialiste du monde anglophone. Coauteur, avec Alice Picard et Julien Talpin, de « La France, tu l’aimes mais tu la quittes, enquête sur la diaspora française musulmane » (Seuil, 2024), à paraître en version poche augmentée le 11 avril 2025 chez Points, et en traduction anglaise ("France, You Love It but Leave It : The Silent Flight of French Muslims") chez Polity Press (automne 2025)

Abonné·e de Mediapart

Combattre l’islamophobie et l’antisémitisme : la responsabilité de l’État français

La sortie de Jean-Luc Mélenchon sur un antisémitisme qui « reste résiduel » en France a été doublement désastreuse. D’abord, parce que explicitement, elle minimise un vrai problème. Ensuite, parce que, involontairement, elle a eu pour effet de placer la focale médiatique et politique sur une forme de racisme démographiquement beaucoup moins importante que l’islamophobie.

Olivier Esteves (avatar)

Olivier Esteves

Professeur des universités,Université de Lille, spécialiste du monde anglophone. Coauteur, avec Alice Picard et Julien Talpin, de « La France, tu l’aimes mais tu la quittes, enquête sur la diaspora française musulmane » (Seuil, 2024), à paraître en version poche augmentée le 11 avril 2025 chez Points, et en traduction anglaise ("France, You Love It but Leave It : The Silent Flight of French Muslims") chez Polity Press (automne 2025)

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

L’exacerbation, en France, des tensions liées à l’horreur perpétrée par le Hamas le 7 octobre suivie de la réaction tragiquement disproportionnée de l’État d’Israël rend plus urgente que jamais de combattre tous les racismes, surtout aujourd’hui où le RN, avant les législatives, semble aux portes du pouvoir. Cela passe d’abord par la reconnaissance française de l’existence du racisme de loin le plus intense sur son territoire : l’islamophobie.

« Concurrence victimaire » ou réalité démographique ?

On pourrait croire qu’il s’agit d’une « concurrence victimaire ». En réalité, il ne s’agit pas de cela, mais d’un rapport démographique asymétrique, et trop souvent passé sous silence. Car, malgré l’absence de collecte ethnique ou religieuse par le recensement, on sait qu’il y a un peu plus de 500 000 juifs en France, et un peu plus de 5 millions de musulmans. Si une personne juive ou perçue comme telle a autant de chances de subir des traitements antisémites qu’une personne musulmane ou perçue comme telle a de chances de subir l’islamophobie, il en ressort fort logiquement que la prise en compte de l’islamophobie par l’État français devrait apparaître dix fois plus importante que celle de l’antisémitisme.

Or dire qu’il n’en est rien relève de l’euphémisme. L’État français, comme l’ont montré de nombreux chercheurs en sciences sociales, demeure profondément marqué, encore aujourd’hui, par l’antisémitisme du régime de Vichy, à tel point que son logiciel anti-raciste est largement dominé par la lutte contre l’antisémitisme. Ceci a induit une myopie, voire un aveuglement, vis-à-vis des discriminations subies par les immigrés et descendant.e.s d’immigré.e.s post-coloniaux, ce qui contraste avec l’histoire britannique de l’anti-racisme, comme l’a bien analysé Erik Bleich dans son travail comparatiste sur les deux pays.

L’enfer du racisme, c’est les autres

Aujourd’hui, et malgré ce traumatisme d’un passé qui ne passe pas, l’antisémitisme en France est largement associé à des groupes déviants perçus comme évoluant en dehors de « l’arc républicain », pour singer la rhétorique en vogue. On connaît ces usual suspects : plutôt jeunes, musulman.e.s, en colère, issu.e.s de l’immigration post-coloniale, ils et elles n’ont pas compris la laïcité, la république, le vivre-ensemble, l’universalisme, etc.

C’est une manière pour l’État de rejeter la faute du racisme sur des acteurs sociaux extérieurs à lui-même. Rien de nouveau là-dedans. Dans les années 1960, le mythe du résistancialisme sous De Gaulle dépeignait la France comme unie dans la résistance à l’Allemagne nazie en 1939-1945, occultant le fait simple que Vichy n’avait pas suivi l’antisémitisme nazi sur le territoire français mais l’avait précédé, qui plus est de manière extrêmement zélée. Plus d’un siècle plus tard, donc, l’antisémitisme est toujours lié à des agents extérieurs à l’État français : jeunes de banlieues, étudiant.e.s de Sciences-Po Paris ou Lille, islamo-gauchistes pro-palestiniens, etc.

Mosquée de Bayonne, synagogue de Rouen : un deux poids deux mesures étatique

Hier le résistancialisme, aujourd’hui la négation étatique de l’Islamophobie. En effet, nier son existence chez nos élites politiques et éditorialistes ubiquitaires, c’est surtout une manière pour l’État de nier son indifférence, voire sa participation, au racisme de loin le plus banalisé dans notre pays. On voit cela au travers d’absences et de silences très pesants : en 2019, après l’attaque contre la mosquée de Bayonne, aucun ministre ne s’est pressé sur les lieux de ce que l’État français rechigne à considérer comme un attentat. Entre début 2019 et le printemps 2023 ont été répertoriées 77 attaques contre des mosquées en France, sans que cela suscite de réaction, ou de politique claire de lutte contre ce racisme-là au plus haut niveau. Christophe Castaner n’avait même pas qualifié l’attaque de Bayonne, et ne s’était pas rendu sur les lieux en 2019.

De son côté, son successeur Gérald Darmanin s’est déplacé pour aller décorer les policiers et pompiers ayant empêché l’attentat contre la synagogue de Rouen en mai 2024. C’est ainsi, donc, qu’en Macronie, et pour reprendre la rhétorique macronienne, on casse la république en deux dans un deux poids deux mesures avant tout électoraliste, avant de s’empresser de reprocher aux musulman.e.s de se vautrer dans des « postures victimaires ».

Il faudrait d’ailleurs demander à ces ministres, éditorialistes ou théoriciens universalistes s’ils et elles nient l’islamophobie en Inde, qui a fait depuis plus de vingt ans plusieurs milliers de morts, un bilan qui n’a rien à voir avec « l’islamophobie d’atmosphère » en France, aussi étouffante soit-elle. Il y a fort à parier, en effet, que ni Manuel Valls ni Caroline Fourest ne nieraient pas l’islamophobie comme projet politique public chez Narendra Modi. On voit donc, en creux, à quel point la négation de l’islamophobie comme concept en France est avant tout une façon de nier l’existence concrète du premier racisme de France, à grands renforts de refrains universalistes abstraits, sans lien aucun avec les vies vécues, les esprits et les corps.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.