En 2014, une lettre anonyme, non datée, « attestait » d’un complot islamiste pour infiltrer des écoles à Birmingham. Elle fut révélée par les médias nationaux et créa une polémique nationale en Grande-Bretagne. Avec le recul, l’affaire permet de mesurer tout ce qui rapproche, mais surtout tout ce qui sépare, l’éducation et les communautés musulmanes entre France et Angleterre, où d’ailleurs un nombre croissant de Français musulmans s’installent.
Une lettre bidon prise au sérieux
S’il est établi désormais que cette lettre était bidon et probablement rédigée dans le but de nuire à certains musulmans locaux, son caractère apocryphe n’a pas sauté aux yeux de ministres du gouvernement Cameron, à l’image de Theresa May, ministre de l’intérieur, de Michael Gove, ministre de l’éducation, et de David Cameron lui-même. L’organisme d’inspection, Ofsted, fut dépêché pour enquêter sur une vingtaine d’écoles dans la ville de Birmingham, qui abrite un large groupe d’origine pakistanaise. Particulièrement ciblé : un groupe scolaire de trois écoles, ‘Park View’, qui en l’espace de quelques années s’était hissé d’écoles stigmatisées avec certains des pires résultats du pays à un groupe scolaire de référence nationale. Aujourd’hui, c’est la thèse de la jalousie face à cette success story qui est retenue comme motivation première à l’envoi de la lettre anonyme. C’est ce qui ressort d’enquêtes britanniques, ainsi que d’enquêtes du New York Times et du célèbre podcast ‘This American Life’.
Dans la foulée d’un scandale national révélant le pire des médias de caniveau anglais, des réputations, des carrières, des trajectoires scolaires ont été brisées. Et la reconstruction a été, et est toujours, très difficile et fragile.
De Birmingham à Lille
À l’heure où le Lycée Averroès de Lille -l’un des seuls lycées musulmans privés sous contrat de France- est menacé de ne plus bénéficier de subsides publiques, l’affaire de Birmingham ne peut pas manquer de faire réfléchir. Certes, dans les écoles anglaises ciblées, des propos homophobes et misogynes étaient tenus publiquement, ce que minimise le New York Times d’ailleurs. Mais la mise en suspicion ministérielle du fonctionnement même de ces écoles exonérait, par effet de contraste, des dysfonctionnements analogues, voire pires, au sein d’écoles privées très élitistes et conservatrices du pays, du type de celles fréquentées précisément par des ministres dans leur jeunesse, comme David Cameron lui-même.
Il en va de même aujourd’hui avec le Lycée Averroès à Lille. La lecture du détail des accusations portées par le Préfet du Nord au lycée Averroès, que révèle Mediapart le 14 décembre en pointant de « très nombreuses erreurs » et d’« étranges omissions », ne tient pas la route et montre surtout le zèle d’un haut fonctionnaire qui est au service d’un ministre de l’intérieur et d’un ministre de l’éducation eux-mêmes fort zélés, pressés de ne pas paraître « mous » face à la montée de l’extrême droite. On peut également poser la question : le préfet de Paris envisagerait-il de couper les vivres au prestigieux collège Stanislas, que fréquenta un enfant nommé Jean-Michel Blanquer il y a presque un demi-siècle ? Comme le souligne Le Monde, diverses affaires à caractère sexuel dans cet établissement sont en butte à une loi du silence profondément enracinée, et des enquêtes administratives sont en cours.
Comparaison n’est pas raison
Malgré Trojan Horse, la vie de la composante musulmane de la société britannique n’a pas grand chose à voir avec ce qui se passe en France. Pour preuve : le nombre croissant de Français et Françaises de confession musulmane qui s’y installent, et y jouissent d’un droit à l’indifférence, d’une possibilité de vire leur islamité banalement. Dans une enquête à paraître au Seuil en avril 2024, une étude quantitative avec 1070 répondants assortie de 139 entretiens biographiques éclaire l’existence de ces personnes à Londres, Birmingham, au Canada, à Dubaï, Bruxelles, Amsterdam, etc. Nul doute que beaucoup d’entre ces personnes suivent l’affaire du lycée lillois et sont confortés dans leur choix d’avoir quitté le pays de leur naissance.
Les entretiens eux-mêmes disent des choses édifiantes en matière d’éducation. Imene (tous les prénoms utilisés ici sont des pseudos) est issue d’une petite ville de Savoie. Vêtue d’un foulard, elle est sage femme à Birmingham et dit : « Mes enfants peuvent dire je suis musulman et ils peuvent dire je veux prier. Il y a une salle de prière et c’est super bizarre. C’est une école publique, mais il y a une salle de prière. Et je trouve ça super bien ». Omar, qui a grandi dans un quartier populaire de Créteil, porte un salwar kamiz et travaille à la City de Londres grâce à un DESS de l’Université de Paris-12. Résidant à Hackney, l’école publique où il scolarise ses enfants lui a proposé de devenir un des governors de l’établissement, un rôle important dans la gouvernance des écoles sans équivalent en France. Il sait qu’en France sa barbe et son vêtement éveillerait le soupçon autour des écoles et dans l’espace public. Il ne veut pas revenir dans son pays de naissance.
Surah, enfin, est ingénieur à Montréal, et a entamé une thèse en management de la santé. Chti qui a grandi à quinze kilomètres de Lille, il était actif dans un projet de création d’une école privée musulmane non loin de la frontière belge mais a tout abandonné, réalisant que le projet était balayé comme « communautariste » alors même qu’écoles catholiques et juives privées sous contrat font partie intégrante du paysage scolaire hexagonal. Son point de vue, exprimé en 2021, éclaire d’un jour original ce qui se joue au lycée Averroès : « même quand on fait les choses correctement, même quand on joue selon les règles [play by the rules], eh bien ça ne va toujours pas’. En gros, ils vont détourner les règles pour qu’on soit toujours en tort. Ils vont changer les règles pour qu’on soit hors-jeu, et à chaque fois ».