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Olivier Esteves

Professeur des universités,Université de Lille, spécialiste du monde anglophone. Coauteur, avec Alice Picard et Julien Talpin, de « La France, tu l’aimes mais tu la quittes, enquête sur la diaspora française musulmane » (Seuil, 2024), à paraître en version poche augmentée le 11 avril 2025 chez Points, et en traduction anglaise ("France, You Love It but Leave It : The Silent Flight of French Muslims") chez Polity Press (automne 2025)

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Billet de blog 29 janvier 2021

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«Le voile» et le prêtre pédophile: pourquoi il est urgent de décommunautariser le débat français sur la laïcité

Pourquoi le port d’un hijab dans l’espace public poserait-il un problème de laïcité (comme semble le croire un nombre croissant de Français) alors que tel ne serait pas le cas pour un prêtre pédophile répondant au jugement de Dieu plutôt qu’aux lois de la République ? Esquisse de décryptage.

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Arroseuse potentiellement arrosée, la majorité LREM s’inquiète de ce que les discussions sur le projet de loi « séparatisme » débouchent sur une énième querelle franco-française autour « du voile », et ce en pleine pandémie. La question que l’on souhaite poser ici est plus générale : pourquoi le port d’un hijab dans l’espace public poserait-il un problème de laïcité (comme semble le croire un nombre croissant de Français) alors que tel ne serait pas le cas pour un prêtre pédophile répondant au jugement de Dieu plutôt qu’aux lois de la République ? Esquisse de décryptage.

Les affaires Preynat, Barbarin, on le sait, ne sont que des exemples d’une très longue série. Tout récemment, l’évêque de Luçon (Vendée) a eu des mots très forts, exprimant son sentiment de « honte » par rapport à l’Église qu’il représente (voir Le Monde, 09.11.2020). Jean-Pierre Sautreau, une des nombreuses victimes françaises, a évoqué des « clusters pédophiliques » en Vendée dans un livre retentissant.

Ce qui est intéressant dans cette litanie d’affaires, c’est que jamais dans l’espace politico-médiatique elles ne sont appréhendées à l’aune de la laïcité française. En effet, si en 1905, la séparation de l’Église et de l’État avait tout à voir avec l’Église catholique, force est de constater que depuis la première affaire du voile à Creil en 1989, la laïcité a été complètement communautarisée dans l’espace politique et médiatique, pour être systématiquement brandie comme une arme de suspicion massive à l’égard de l’Islam et des musulmans. De l’Église catholique il n’est plus jamais question lorsqu’on débat de la laïcité.

Laïcité : le devenir d'un mot

Les archives numériques du Monde sont un baromètre de l’évolution du débat public hexagonal depuis 1945. Ainsi, en quelques clics, on comprend assez facilement le sort de tel ou tel mot, tel ou tel concept, ou comment le sens d’un mot se transforme au gré de l’actualité nationale ou internationale.

Prenons « laïcité ». De 1960 à 1990, en trente années donc, le terme est utilisé 1874 fois. De 1990 à 2010, en vingt ans seulement, il l’est 3957 fois. Avant 1990, « laïcité » est rarement utilisé en lien avec l’islam, ou si tel le cas, alors il s’applique à des pays comme la Tunisie, l’Égypte, la Turquie, le Sénégal, etc. Un exemple édifiant : Jean-Marie Le Pen, en 1988, souhaitait qu’on injecte une bonne dose de laïcité au sein du ministère de l’éducation nationale, mais point n’était question de voile, d’islam, de communautarisme. Le leader du FN stigmatisait alors les « calotins marxistes » (15. 02. 1988) trop influents à son goût du côté de la rue de Grenelle.
On connaît la suite : depuis 1989 et la première « affaire du voile » dans un collège de Creil, le terme n’a cessé d’être exploité par les tenants d’une laïcité de combat à l’endroit de musulmans ayant une citoyenneté française déficiente, un problème avec le « vivre-ensemble », partageant une même pathologie du « communautarisme », etc.

Loi de Dieu, loi de Rome, lois de la république

Le 15 novembre 2017, Hervé Gaschignard, évêque de Dax coupable d’« attitudes pastorales inappropriées envers des adolescents », était tranquillement muté à Grenoble, sans que cela fasse la une des journaux. Le cas de cet évêque a été évoqué en détail dans l’enquête coordonnée par Elise Lucet et diffusée le 21 mars 2017 sur France 2 (Cash Investigation). Dans cette émission, on entend à plusieurs reprises des clercs ou des laïcs relevant le fait que pour trop d’hommes d’Église coupables de forfaits punis par la loi de la république, la loi de Dieu semble primer sur celle des hommes, et en France celles de la République.

Malgré la grande qualité d’une enquête qu’on peut hisser au rang de l’investigation du Boston Globe ayant inspiré le film Spotlight, il est à déplorer qu’Elise Lucet et ses collègues n’envisagent jamais, dans un document de presque deux heures, les forfaits des clercs catholiques comme un problème relevant également de la « laïcité », comme si ce terme ne pouvait être mobilisé désormais que pour parler d’islam. Placer ainsi son interprétation de la loi de Dieu au-delà des lois de la république (laïque), voilà qui est déroger de manière flagrante au principe de séparation entre Église et État, comme si l’enceinte des lieux de culte catholiques, « espace public » lui aussi, n’était pas régi par les mêmes lois que le reste du territoire français.

Illustration 1

Extraire la laïcité de son carcan ethnique

Il est temps de prendre conscience qu’une partie de la hiérarchie catholique française a toujours, comme avant et après 1905, eu un problème avec la séparation de l’Église et de l’État, comme si elle répondait aux injonctions de Rome et ou à Dieu avant de répondre aux lois de la république. Après tout, le cardinal Barbarin lui-même s’est maladroitement défendu en arguant : « J’ai mis en œuvre ce qui m’avait été dit par Rome, après tout le monde est tombé sur moi ». C’est pourquoi il est temps aussi d’extraire la laïcité du carcan ethnique dans laquelle elle est emprisonnée. C’est pourquoi enfin, comme le suggère la juriste Stéphanie Hennette-Vauchez, il est urgent de rétablir la laïcité comme principe juridique et non pas comme menace liée à l’identité nationale républicaine, menace post-coloniale dans le cas de l’islam. Est-ce que les affaires de pédophilie catholiques très nombreuses sont à appréhender à l’aune de la laïcité telle qu’elle se déploie dans notre pays ? Il y a en tout cas ici une vraie question posée aux juristes, non pas aux zélotes de la laïcité de combat.

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