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Billet de blog 1 juin 2022

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La pelouse verte des malentendus

On s'adore pour mieux s'ignorer. Il y a là comme un petit problème : les Allemands ne comprennent pas que la France est actuellement le laboratoire politique de l'Europe. On y invente la quatrième droite totalisante, post-démocratique et post-politique. Et une toute nouvelle gauche.

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Dimanche, le rédacteur en chef d'un journal allemand m'a sorti d'une soirée marseillaise agréable. C'est urgent, disait-il. Il semblerait que la police française soit un peu rude. Certains supporteurs du Liverpool auraient même craint pour leur vie, disait-il. Incroyable, on est en 2022 et en pays civilisé, disait-il. Ecrivez-moi une tribune, 3 500 signes, lundi 13 heures !

Mon refus catégorique l'a surpris. J'aurais pu lui rappeler que j'avais proposé des papiers sur la répression des gilets jaunes et sur le préfet Lallement. Que je lui avais parlé des mains arrachées et des éborgnés. De la banalité des morts dans les quartiers, et de Zineb Redouane, d'Adama Traoré, de Steve et des autres. Que je lui avais envoyé les liens du site « Allô, place Beauvau » et du film « Un pays qui se tient sage ». Sans succès. Que je l'avais dirigé vers les rapports désastreux d'Amnesty et de Human Rights Watch. Pas de sujet, avait-il dit. Même les attaques contre les cortèges du 1er mai, les manifs des cheminots et des soignantes l'avaient laissé incrédule. Pas possible, pas avec Macron, pas en pays civilisé. Je devais être victime d'un aveuglement idéologique. Pour clore le débat il m'avait envoyé une coupure du Figaro avec la citation du patron du LR : « Les violences policières en France n'existent pas. »

Mais voilà, le foot, quand-même… Les pauvres Anglais. L'indécence de sa démarche a dû échapper au rédchef. Il ne fait pas exception. Parler de la réalité française, traduire notre pays aux Allemands (et aux autres) s'avère de plus en plus difficile. L'inverse vaut également, je suppose. On est comme des cousins qui s'adorent pour mieux s'ignorer. Pas étonnant que les correspondances parisiennes dans les journaux allemands se lisent comme les « Lettre de la colonie » d'une autre époque. *

Il y a là comme un petit problème. Sans le miroir de l'autre nous nous méprenons sur nous-même. Mettre en lien les violences policières en France et les violences policières allemandes lors du G20 à Hambourg aurait fait avancer le schmilblick sur le néolibéralisme autoritaire ou même sur l'état préfasciste du capitalisme actuel. Déceler les similitudes nous aurait renseignés sur l'état de la décomposition de la démocratie en Europe. Le « plus grand penseur allemand vivant » a classé Macron « deuxième gauche ». Hilarant ? Pas tellement.

L'aveuglement du grand homme le fait passer à côté de l'évolution politique majeure de notre temps : Sur le cadavre de la social-démocratie Macron construit une quatrième droite totalisante, post-démocratique et post-politique. Elle liquide les restes des Lumières, de la Révolution de 1879 et de celle de 1848. La France de 2022 est le laboratoire politique d'une nouvelle ère qui va, en ce qui concerne la négation de la société, bien au-delà du fascisme. Habermas aurait de quoi s'inquiéter.

À l’inverse, en observant la gauche allemande en plein naufrage on pourrait s'accorder sur le fait la France dispose de la gauche potentiellement la plus avancée du continent. Inspirée par ses propres échecs comme ceux de Syriza, Podemos et d'autres mouvements, la Nouvelle Union Populaire est le condensé des luttes de notre temps. La Nupes n'invente pas seulement une nouvelle gauche, elle réinvente le fait politique. Il y là un renversement : ce n'est pas la Nupes qui montre le chemin à la société, c'est la société qui crée, par ses mouvements et engagements, la politique. En témoigne l'élargissement du Parlement de l'Union Populaire. Certains ont du mal à l'admettre. Ils préfèrent les antiques anti-Mélenchonades. La France est un laboratoire, a-t-on dit ?

* Lors d'un débat, dans les années quatre-vingt-dix, entre un intellectuel français et un conseiller du chancelier allemand on avait engagé l'interprète habituel des rencontres Mitterrand-Kohl. Notre sujet : les modèles d'intégration. Quand le parisien a mentionné la « nation », l'interprète traduisit par « das Volk » (le peuple, en allemand un terme lourd de sous-entendus). Deux concepts complètement opposés. Droit du sol contre droit du sang. On nageait en plein malentendu. Une question s'est alors imposée : en construisant l'Europe, sur quoi Mitterrand et Kohl se sont-ils entendus vraiment ?

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