Une femme devient mère. Presque aussitôt, elle s’envole pour les États-Unis, un pays dont elle connaît parfaitement la langue, mais qui l’amène aussi vers d’autres chemins de pensée. Elle a trente-deux ans, une solitude post-partum et ce genre de mélancolie qui nous saisit quand au dépaysement géographique s’ajoute celui de s’inscrire désormais dans une lignée, d’accepter que l’être qu’on a mis au monde et qu’on s’apprête à accompagner quotidiennement pour deux décennies, sera le futur que nous représentions jusque là.
Dans sa famille, du côté maternel, on ne fait que des filles. Dans le quotidien de la néo-parentalité, qui bouleverse de fond en comble les habitudes et les rythmes, pointent les réminiscences de ce qu’on fut enfant, celui encore de l’héritage matrilinéaire, des combats qui ont été menés, de ceux qui ont laissé des blessures visibles ou invisibles, et de ceux, nombreux, qui sont encore en cours. À deux pas de chez elle, se dresse une université au fonctionnement inimaginable en France, puisque les jeunes femmes qui l’intègrent sont en non-mixité choisie.
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Un monde de femmes
Barnard College a été créé en 1889. Jusque là, les femmes ne pouvaient obtenir qu’un simple certificat de l’Université Columbia et ne pouvaient prétendre à y suivre des cours réguliers. Une étudiante, Annie Nathan Meyer, a formé un comité et a lancé des pétitions, en vain. Et c’est donc sous le nom d’un ancien directeur récemment décédé, qui s’était montré ouvert à la mixité, que s’ouvre cette dépendance de la grande université new-yorkaise, à cette époque réservée aux hommes blancs.
Dès le début du vingtième siècle, deux immenses anthropologues, Zora Neale Hurston et Margaret Mead, y font un passage remarqué. La liste des figures artistiques et intellectuelles qui les y suivent est pratiquement infinie, de Patricia Highsmith à Suzanne Vega, en passant par Laurie Anderson ou Greta Gerwig. En 1983, alors que Columbia franchit enfin le pas de la mixité, Barnard conserve sa spécificité, avec le même esprit d’indépendance qui l’a vue naître près d’un siècle plus tôt.
Ce sont ces portes que Nora Philippe choisit de franchir en 2015 afin, pense-t-elle, de réaliser un film sur cette institution qui n’a pas guère d’équivalent en Europe continentale. Elles commencent par une trentaine d’entretiens avec des étudiantes. Que seront-elle dans dix ans, dans vingt ans, dans trente ans ? Que feront-elles de leurs leurs valeurs et de leurs rêves ? En auront-elles de nouveaux ? Dans l’un de ces entretiens liminaires, l’une de ses héroïnes, Lila, répond dans un grand éclat de rire : « En 2035, j’aurai quel âge ? Ah mon Dieu, j’aurai quarante ans ? »
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Tout ce qu’on peut dire
Un lien particulièrement fort se tisse avec certaines d’entre elles et l’idée de les suivre se substitue peu à peu au rêve wisemanien du film sur une institution. La fraîcheur de ces rencontres croisent les premiers mots et les premiers pas de sa fille ou ses propres souvenirs d’enfance filmés par une mère à travers laquelle elle mesure la révolution inaboutie de la génération précédente. Puis les parcours de ses quatre protagonistes, qui ont entre douze et quinze ans de moins qu’elle, croisent, par leurs engagements, les chemins tortueux de la grande Histoire, où, dans cette décennie sans silence, l’espoir s’écrit presque toujours au féminin.
Ce sont les femmes qui descendent dans la rue en janvier 2017 après la première élection de Donald Trump dans la plus grande manifestation jamais organisée dans la démocratie étasunienne. Ce sont les femmes qui renversent la table des rapports de domination et d’abus sexuels que d’aucuns croyaient naturels au cinéma, dans une vague émancipatrice qui s’étendra bientôt au-delà de l’Atlantique. Et ce sont les minorités racisées qu’on retrouve en première ligne pour hurler, dans le souvenir de George Floyd, que, depuis plus de deux siècles, dans le pays de la liberté, l’atmosphère a toujours été irrespirable.
Lila, Evy, Anta et Talia sont quelques visages de cette multitude. Elles convoquent, qui le dialogue interreligieux, qui la justice environnementale quant la pollution tue dans les banlieues déshéritées, qui le droit au plaisir, qui l’injustice d’une Histoire qui continue de s’écrire pour les riches, les hommes, les blancs. Il faut suivre Anta, venue en France, comme nombre d’intellectuel.les africains-amércain.es avant elle, dans sa lecture d’historienne des archives de l’esclavage, de son abolition et de son rétablissement, ou s’étonnant au Panthéon de l’admiration obscène dont fait encore l’objet Napoléon.
Dix ans plus tard, elles ont autour d’une trentaine d’années. L’une s’est mariée avec un homme qu’on voudrait ériger en modèle d’une masculinité désirable, une autre est devenue journaliste, une troisième tisse des liens intergénérationnels d’une délicatesse infinie avec les pensionnaires d’une maison de retraite. Toutes ont appris, mûri, grandi, tissé un chemin de sens dans un pays qui, majoritairement, a voté pour le chaos. Lila encore : « C’est un fait avéré qu’on peut être président des États-Unis et criminel. » C’en est un autre, désormais, que, quoi qu’il advienne, ce monde où l’on ne pouvait vraiment rien dire appartient désormais au passé.
Fiche technique, bande-annonce et séances du film
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