Olivier Favier (avatar)

Olivier Favier

Journaliste, traducteur, auteur.

Abonné·e de Mediapart

46 Billets

0 Édition

Billet de blog 9 octobre 2022

Olivier Favier (avatar)

Olivier Favier

Journaliste, traducteur, auteur.

Abonné·e de Mediapart

Lettre ouverte d’un père à Monsieur Philippe Mahé, Préfet du Finistère

Par la présente lettre, je requiers une solution pour l’obtention d’un titre de résident, en attente de la nationalité française, pour mon fils adoptif Souleymane Diaby-Favier, ex-mineur non accompagné résidant en France depuis 2016, et livré depuis à un improbable parcours du combattant administratif, dont ni lui ni moi ne percevons les fins.

Olivier Favier (avatar)

Olivier Favier

Journaliste, traducteur, auteur.

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

J’aurais aimé raconter autrement cette histoire. J’aurais aimé -et c’est je crois ce qu’on fait quand on veut avancer dans la vie - ne pas avoir à refaire la liste des épreuves passées et des angoisses qui les ont accompagnées pour nous mener, mon fils et moi, malgré tous nos efforts, à peine un pas plus loin de là où nous étions il y a encore six ans - administrativement parlant, bien sûr, car pour le reste, le chemin parcouru a été fabuleux. J’aurais aimé ne pas avoir à vous écrire cette lettre, dont, pour nécessaire qu’elle puisse être, je repousse la rédaction depuis plusieurs semaines. J’aurais aimé pouvoir offrir à mon fils et à moi, ainsi qu’à ma compagne qui me soutient indéfectiblement depuis plusieurs années, le droit à une vie normale dans un pays normal. Et je suppose que vous préféreriez aussi à ne pas avoir à la lire.

Je suis journaliste, et dans l’exercice de mon métier j’ai longuement enquêté sur les questions liées aux migrations vers la France. Je suis aussi le petit-fils d’un immigré italien, qui a quitté seul son pays à l’âge de 16 ans, officiellement pour des raisons économiques, dans la réalité parce qu’il était menacé comme beaucoup d’autres par les chemises noires de Benito Mussolini. Mon grand-père est devenu français en 1937, et c’est sous l’uniforme bleu horizon qu’il a pris part à la guerre de 1940. Mon grand-père n’a jamais démérité de l’accueil qui lui a été fait dans notre pays, aussi rude qu’il ait pu être. Il ne s’en est jamais plaint, mais je me souviens comme si c’était hier de sa toux contractée soixante ans plus tôt dans les bidonvilles de Saint-Étienne, de cette bronchite qui depuis lors ne l’avait plus quitté. Tout en moi est porteur aussi de cette mémoire – à mes yeux héroïque – et elle n’est pas pour rien sans doute dans mon engagement auprès des mineurs non accompagnés d’aujourd’hui.

D’où je parle

J’en ai suivi plusieurs, pris en charge par l’Aide sociale à l’enfance de plusieurs départements, rencontrés dans le cadre de mes reportages, conscient que j’étais qu’au-delà de l’accompagnement officiel dont ils bénéficiaient, ils avaient cruellement besoin de repères, de personnes qui s’intéressent à eux, à leur avenir, qui puissent répondre à leurs questions et quelquefois aussi les devancer. J’ai tissé des liens avec leurs éducatrices et éducateurs chaque fois que cela a été possible. Toutes et tous m’ont été reconnaissants de ce soutien, tant ils étaient condamnés à travailler dans l’urgence, sans aucun temps pour le suivi individuel des adolescents dont ils avaient la charge. J’ai agi ainsi parce qu’en me racontant leurs histoires, ces jeunes étaient entrés dans mon existence et qu’il m’aurait été odieux d’ignorer leur solitude..

J’ai toujours eu à cœur d’être le plus transparent possible dans mes démarches, de trouver des solutions pour eux dans le cadre de nos institutions et de veiller à ce qu’ils fassent des parcours irréprochables. Leur réussite et leur intégration, et quelquefois aussi leurs exploits – je mets ici un article écrit sur le tout premier jeune que j’ai rencontré, qui vient d’avoir la nationalité française - ont les couleurs de l’espoir et du rêve. Je n’ai jamais cessé d’admirer leur courage et leur intelligence, j’ai toujours considéré qu’ils étaient une chance pour notre pays et pour toutes celles et ceux qui avaient croisé leur chemin.

Le 28 décembre 2016, il y aura donc bientôt six ans, une jeune femme rencontrée dans le cadre de mes reportages m’appelle depuis Nice. Elle me parle d’un adolescent de 15 ans, arrivé à Paris quelques jours plus tôt. Il s’est présenté au DEMIE - dispositif d’évaluation des mineurs isolés étrangers – où il a raconté son parcours et montré un acte de naissance attestant de son âge et de son identité. Malgré cela, l’évaluatrice a douté de sa minorité et il vient d’être expulsé de l’hôtel où il était jusque là hébergé. Ne sachant où aller, terrorisé par le froid et le brouillard, il a appelé les quelques personnes croisées sur son parcours qui à leur tour ont tenté de joindre leurs contacts à Paris. Je suis le seul à avoir répondu.

Sortir un enfant de la rue

Que puis-je faire sinon l’héberger ? Quelques heures plus tard, je le retrouve devant la gare d’Austerlitz, ses mains saisissant les miennes, des mains qui me semblent celle d’un enfant en train de se noyer. Je me souviens très bien des jours qui suivent, de son regard perdu, des moments où il s’endort sur la table la tête entre les mains, et de ses bras qui se serrent spontanément autour de mon cou pendant que je travaille, un geste intime, déroutant pour un garçon de son âge. Souleymane est un adolescent qui n’a pas eu vraiment d’enfance et s’autorise à rattraper tout ce qui lui a manqué, dans le cadre somme toute peu confortable d’un petit studio parisien.

Nous passons ainsi onze mois dans 25 mètres carrés. Il dort sur une chauffeuse qu’il replie chaque matin, s’efforce de ne jamais déborder sur l’espace commun, à la façon de quelqu’un qui n’ayant jamais eu de chambre à soi, sait à la perfection comment se faire oublier. Un jour, après quelques semaines, je trouve tous les placards rangés de retour du travail. Spontanément, il s’est fait un coin à lui.

Très vite, nous entamons des démarches pour faire reconnaître sa minorité grâce aux bénévoles de l’ADJIE et au travail de Maître Catherine Daoud, avocate au Barreau de Paris. Au bout de trois mois, il obtient l’Aide médicale d’État mais auparavant il a fallu trouver une solution pour des soins dentaires d’urgence. Il a été soigné à l’école dentaire, les étudiant.es n’ont pas dû très bien s’y prendre, il s’est évanoui deux fois.

Pour les cours, il suit les leçons des bénévoles dispensés dans une bibliothèque et une association, puis j’obtiens un rendez-vous auprès du CASNAV -le service académique réservé à l’accueil des élèves étrangers. Cette fois-là nous avons la chance d’être reçus sans grande difficulté. Quelques mois plus tard, la même institution se met à refuser toute scolarisation à des jeunes dont la minorité n’est pas encore reconnue. Nous procédons aussi à un parrainage républicain à la Mairie du vingtième.

Une vie normale?

Son histoire, je l’ai lue dans le rapport du DEMIE, je lui demande de me la raconter de nouveau. Souleymane a perdu ses parents à l’âge de cinq ans, il a été élevé jusqu’à son départ de Guinée par une tante maltraitante qui l’a envoyé travailler dès l’âge de sept ans. Il a continué malgré tout à se rendre à l’école du quartier en cachette, il parvient ainsi à acquérir quelques solides fondamentaux de culture scolaire. Puis au printemps 2016, son grand frère, à peine majeur à l’époque, décide de l’emmener avec lui vers ce qu’il pense être une vie meilleure. Ils sont séparés sur la plage en Libye et Souleymane arrive seul à Lampedusa. Il n’aura plus aucune nouvelle de son frère pendant trois ans.

En septembre 2017, il fait sa rentrée en Seconde dans une filière qu’il n’a pas choisie et qui ne lui plaît guère. Je cherche à le réorienter au sein d’un autre établissement public, en vain. Je choisis donc de l’inscrire dans un lycée privé où il peut suivre une formation plus conforme à ses désirs. Je lui trouve aussi un club de foot. Il prend quelques cours d’italien dans une association et des cours de percussion avec un professeur guinéen. Il fait des stages dans un magasin de musique et deux librairies et du bénévolat dans un festival de cinéma. J’essaie de faire en sorte qu’il ait une belle vie, riche d’apprentissages et de découvertes. Nous faisons aussi quelques voyages en France. Il est très fier de mieux connaître ce pays que beaucoup de ses camarades.

Administrativement en revanche, rien ne va. La juge des enfants refuse de reconnaître sa minorité. Le jour de l’audience qui a lieu en huis clos, je m’approche de la porte de son bureau pour me présenter, pensant qu’il pourrait lui être utile de savoir que Souleymane n’est pas totalement livré à lui-même. Elle refuse de me laisser prononcer un mot, disant qu’elle ne sait pas qui je suis et que je n’ai pas à lui adresser la parole. À cet instant précis, je commence à prendre conscience de l’ampleur de la violence institutionnelle qui va s’exercer à notre encontre. Je suis loin d’imaginer cependant que tout cela se prolongera encore jusqu’à aujourd’hui. Quelques mois plus tard, au lycée, sur une vidéo diffusée en salle de classe, quelle n’est pas la surprise de Souleymane de voir la même juge présenter son métier. Cette vidéo, je finis par la voir, aussi, en libre accès sur la toile. La coïncidence ne me fait pas sourire.

Mineur, et après ?

Souleymane doit faire un test osseux, étape estimée nécessaire pour nous présenter en appel. La nouvelle juge le reconnaît mineur à quelques mois de sa majorité, établissant qu’il a l’âge inscrit sur ses papiers. L’État a donc reconnu son erreur, et en toute logique, comme nous avons la preuve qu’il est arrivé avant l’âge de 16 ans en France et qu’il a alors fait les démarches nécessaires pour être pris en charge par l’Aide sociale à l’enfance, il devrait bénéficier à ses 18 ans d’un titre de séjour « vie privée et familiale ». Mais les règles élémentaires du droit – de la morale devrais-je dire, qui voudraient qu’on répare les conséquences d’une erreur reconnue – ne s’appliquent pas, faut-il croire, aux mineurs isolés étrangers.

Afin qu’il puisse avoir une chambre à lui, je déménage à Pantin, n’ayant pas les moyens de payer un deux-pièces à Paris. Comme cela se reproduira à plusieurs reprises, ce que je fais pour le bien de Souleymane, lui nuit administrativement – et ce n’est pas le moindre effet pervers d’un système qui vous fait vous sentir coupable de votre bienveillance ou de votre honnêteté. En effet, pour obtenir un rendez-vous à la Préfecture de Bobigny pour la demande du titre de séjour, il faut se connecter de nombreuses fois chaque jour pendant les horaires de bureau dans l’espoir de tomber sur les vingt minutes hebdomadaires (aléatoires) où les créneaux sont mis en ligne et aussitôt réservés. Souleymane étant scolarisé, je sacrifie donc une semaine de travail pour guetter un rendez-vous que je finis par obtenir.

Lorsque j’ai demandé à Souleymane ce qu’il souhaitait faire une fois reconnu mineur, aller dans un hôtel ou rester à la maison, il m’a fait part de son désir de demeurer avec moi. J’ai transmis ce souhait au juge en appel. Je précise qu’à aucun moment la justice ne m’a proposé d’indemnisations pour les économies faites sur une prise en charge qui normalement incombait à l’État, selon la Convention internationale des droits de l’enfant. 

La maltraitance institutionnelle

Mieux, la juge ne sachant pas quoi faire de ce dossier atypique a émis à mon encontre un dispositif d’Aide éducative en milieu ouvert – une procédure qu’on réserve normalement aux parents incapables d’assumer leurs responsabilités. Nous nous retrouvons donc dans l’obligation de nous rendre à plusieurs rendez-vous avec des éducatrices qui ne savent pas quoi faire de nous et ne sont pas en mesure de nous apporter une aide pour la seule chose dont nous pourrions avoir besoin, à savoir un soutien dans le suivi administratif de Souleymane.

Au fil du temps, un lien familial s’est créé. Peu avant sa majorité, comme il est orphelin – je ne l’aurais pas fait sinon, même si la loi l’autorise – je lui demande s’il souhaite passer par une procédure d’adoption simple. Il accueille cette proposition avec joie. Pour ma part, ceci me semble d’autant plus naturel que je n’ai pas d’autre enfant. En fin de compte, il s’agit simplement d’officialiser une évidence sans modifier des équilibres préexistants.

Nous entamons donc de nouvelles démarches, demandons les actes de décès de ses deux parents, payons une notaire, payons un avocat, dans l’attente d’un jugement reporté par deux fois du fait des mesures sanitaires. J’accepte aussi, non sans réticence, une demande de reportage du Nouvel Obs, parce qu'il me semble important de témoigner que ce qui semble exceptionnel aux yeux des autres n'a d'autre finalité que de déboucher sur une vie normale : le dossier s’appelle « la France qui aide » - le titre ma gêne un peu. Il paraît, dira la directrice du magazine quelques mois plus tard lors d’une interview télévisée, que c’est le numéro de l’année qui s’est le plus mal vendu. La solidarité ne payant pas, il eût été curieux en effet qu’elle rapporte à qui souhaitait en faire la publicité.

L’adoption

Le jour de l’audience, la juge des affaires familiales me dit ceci : « Je ne doute pas du lien entre vous. Mais je me demande quand même comment vous avez pu accueillir un mineur hors de tout cadre légal » « Il y a beaucoup de colère, je réponds, parce que je me demande moi comment cet enfant a pu être remis dehors en plein hiver par le dispositif censé l’accueillir. » C’est la première fois que je manifeste un agacement. L’adoption est prononcée.

Après son baccalauréat, Souleymane choisit de suivre des études: une mention complémentaire animation-gestion de projets dans le secteur sportif. C’est un excellent footballeur à l’hygiène de vie irréprochable, qui par ailleurs aime le contact avec les enfants, les personnes âgées et les personnes handicapées, toutes celles et ceux qui à leur tour peuvent avoir besoin de son aide. Durant ses années de lycée, il a appris la langue des signes après avoir sympathisé avec un camarade de classe sourd et muet, que ses autres camarades ignoraient, purement et simplement. Cela l’avait profondément indigné.

Il obtient une place dans un lycée de Haute-Savoie par le dispositif Parcoursup. Je suis heureux pour lui, car il me semble important qu’il découvre différents aspects de la France pour s’y sentir chez lui, en comprendre l’histoire, les codes, les richesses. À ma grande surprise, nous apprenons en septembre que cette formation n’ouvre de droit à aucun dispositif de bourse. Et la préfecture de Haute-Savoie, malgré une adoption validée, ne veut pas nous octroyer autre chose qu’un renouvellement du titre de séjour étudiant d’un an.

Enfant de parent français

En septembre 2021, il poursuit ses études par un BPJEPS - Brevet professionnel de la jeunesse, de l'éducation populaire et du sport- qui en est la continuité logique. La formation cette fois est à Vichy, dans le département de l’Allier. Nous prenons un rendez-vous en ligne pour déposer son titre de séjour à la préfecture de Moulins. Comme je viens de loin, nous avons réservé une nuit d’hôtel.

En arrivant au matin, une dame nous dit qu’on ne va pas pouvoir nous recevoir, puisque tout se passe désormais en ligne. Elle semblait nous attendre, dit nous avoir prévenu ce qui n’est évidemment pas le cas. Elle nous invite alors à déposer notre dossier qui n’est pas examiné par la suite tandis qu’une autre dame nous fait remplir un questionnaire de satisfaction. En sortant, je suis pris d’un fou rire nerveux.

Nous sommes en novembre 2021. En consultant les documents officiels, je me suis rendu compte que Souleymane a droit, en tant qu’enfant de parent français, à un titre de résident de 10 ans, qui lui permettra de se projeter dans l'avenir et de travailler normalement. Dès qu’il aura son nouveau titre de séjour, comme il pourra justifier de 5 ans de présence sur notre territoire, nous allons pouvoir demander la nationalité. C'est une condition nécessaire pour enseigner le sport à l'école, ce à quoi il semble se destiner.

Une demande légale et légitime

Pour constituer notre dossier, Souleymane a dû retourner en Guinée pour faire établir de nouveaux actes de naissance attestant de sa nouvelle filiation. C'était, nous avait-on dit au tribunal, un dernier passage obligé. Le surlendemain de son arrivée à Conakry, dans une ville où il n’avait plus aucun lien, il y a eu un coup d’État, et j’ai craint pendant plusieurs jours qu’il ne puisse pas rentrer. Avant de déposer le dossier, j’ai fait vérifier à notre avocate tous les documents fournis. Début décembre, elle l’envoie à son tour par recommandé depuis le courriel de son cabinet.

Nous restons sans réponse. Maître Daoud fait alors planer la menace d’un référé. On nous réponde finalement que pour la demande de titre de séjour "vie privée, vie familiale", il nous faut apporter la preuve que Souleymane est arrivé avant l’âge de 13 ans, preuve que je ne peux évidemment pas fournir, puisqu’il est arrivé à 15 ans comme stipulé dans notre dossier. Ce n’est du reste pas la question puisque nous avons fait la demande d’un autre titre, le titre de résident.

À l’expiration de son ancien titre de séjour, nous obtenons un premier récépissé de trois mois, puis un second. Entre temps, le passeport de Souleymane arrive lui aussi à expiration. Depuis la pandémie, il n’est plus possible d’accéder au consulat de Guinée – nous avons attendu un an une carte consulaire payée qui ne nous a jamais été remise. Nous avons même passé une journée entière devant le Consulat, avec des dizaines d’autres personnes et des négociations qui ont lieu à travers la grille du jardin, depuis le trottoir, au mépris des règlements internationaux.

Près du but?

Pour les passeports, il faut s’inscrire durant les dix minutes par mois où quelques rendez-vous sont délivrés par le Consulat de Guinée. Nous en avons tout de même obtenu un, par miracle, sacrifiant une bonne partie des vacances d’été. Sans passeport, cela va sans dire, on ne peut prétendre à renouveler un titre de séjour. Dans notre situation ma crainte est qu’on lui refuse le renouvellement de son récépissé au prétexte que son passeport n’est plus valide et qu’il soit désormais expulsable. J’envisage même, dans cette hypothèse, de commencer aussitôt une grève de la faim.

Lorsque Souleymane se présente à son rendez-vous en août de cette année pour un troisième récépissé, celui-ci n’est pas prêt. Mon fils précise que désormais il vit à Douarnenez dans la même ville que son père – j’ai déménagé en Finistère depuis deux ans. On lui dit qu’on le lui fera parvenir. Plus d’un mois plus tard, nous n’avons toujours rien reçu. J’ écris alors à la Préfecture. L’agent qui me répond, fort de cette trace écrite où j’ai évoqué imprudemment un changement de domicile, m’explique au téléphone - c’est la première fois depuis longtemps que je peux échanger verbalement avec un employé d’une préfecture - que le dossier est prêt, qu’il vient d’être transféré de Haute-Savoie - il a parcouru 300 kilomètres en 10 mois. Bref, nous touchions presque au but, seulement voilà, nous avons déménagé. Il ne va donc pas pouvoir me faire parvenir le récépissé – ne parlons pas du titre de séjour – : tout va être transféré vers le Finistère. Il est désolé.

Pour la seconde fois en six ans, je perds patience, je parle ouvertement de maltraitance institutionnelle et obtiens sur le fil qu’on envoie au moins le récépissé à l’ancienne adresse puisque nous avons payé un suivi de courrier, ce qui est fait. Nous en obtenons même une copie par courriel dans les dix minutes. Quant au transfert du dossier, la seule information que je réussis à obtenir, c’est le courriel du service de la Préfecture de Quimper.

Continuité administrative

J’écris aussitôt. On me répond que Souleymane dispose semble-t-il d’un titre étudiant et qu’on se tient à ma disposition si nous souhaitons faire une autre demande qu’un simple renouvellement. J’explique alors qu’une demande de titre de résident a été déposée en novembre de l’année dernière, que je peux bien évidemment leur faire parvenir les quelques pièces nouvelles – justificatif du nouveau domicile et attestation de demande du nouveau passeport – mais que pour le reste notre demande doit sans doute bénéficier d’une continuité administrative. On ne me fait aucune réponse.

J’appelle Maître Daoud qui me renvoie vers un avocat de Quimper, lequel m’explique que jusqu’en janvier 2023 – le récépissé de Souleymane s’arrête en décembre – la Préfecture de Quimper est en droit de demander et donc demande à ce que les actes de naissance soient validés par le Consul de Guinée – actes de naissance qui ont servi je le rappelle à établir deux passeports, une reconnaissance de minorité et une adoption par deux tribunaux français, mais auraient subitement besoin d’une validation consulaire. Par ailleurs, comme on l’aura compris, cette validation est évidemment impossible, le consulat étant inaccessible.

À 21 ans, en année de césure sur Parcoursup, Souleymane se retrouve donc, comme je l’écrivais en introduction de cette lettre, dans une situation administrative qui le place dans la même précarité qu’il y a six ans, lors de son arrivée en France. Il ne peut prétendre – son récépissé ne lui donnant droit à travailler qu’à titre accessoire – qu’à de petits contrats de travail. Cette insécurité constante a entamé sa confiance en lui et j’ai dû l’aider à combattre ces deux dernières années de grosses difficultés de concentration qui ont nui à ses études et l’ont empêché de se projeter vers l’avenir.

Six ans plus tard

J’ai franchi chaque étape de ce parcours avec clarté et honnêteté dans le strict respect de notre devise républicaine. Je m’en suis tenu à la loi quelles qu’en soient les limites et n’ai demandé qu’une chose : son respect. Malgré l’hostilité et le cynisme auxquels j’ai dû me heurter, ce que j’ai fait pour ces enfants et en particulier pour Souleymane est la plus grande fierté de ma vie, plus que les livres que j’ai écrits ou traduits, les projets que j’ai menés ou tout ce que j’ai pu réussir, ici ou là. Si ce 28 décembre 2016, au lieu d’aller chercher ce gamin dans la rue, j’étais rentré chez moi, ma vie aurait eu faut-il croire plus de sens aux yeux des institutions qui ont eu jusqu’ici à en juger. Mais que serait-il advenu de lui ?

Les violences psychologiques subies ont fini par nous atteindre, gâchant des moments de joie familiale, créant des tensions dans mon couple qui heureusement en est sorti renforcé. J’ai parfois l’impression d’être le père d’un enfant souffrant d’une longue maladie, omniprésente et invisible. Quoi qu’il en soit, je vous demande, devant témoin et sans l’aide de personne, fort de notre droit et au nom même des valeurs de ce pays, de mettre fin à ces mauvais traitements. J’aurais aimé raconter autrement cette histoire, et plus sûrement encore la taire et la vivre, car, vous l'aurez compris, je ne tire aucun plaisir de cette exhibition.

Je vous remercie de l'attention que vous aurez bien voulu porter à cette lettre et vous prie d'agréer, Monsieur le Préfet, l'expression de ma haute considération.

Olivier Favier

Illustration 1
Souleymane en novembre 2018, à la Manufacture de Roubaix, à l'inauguration de l'exposition de l'artiste finistérienne Cécile Borne, "Tissus-mémoire, archéologie de l'abandon".". © Olivier Favier

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.