Durant l'été 1989, à quelques mois de la chute du mur de Berlin, Francis Fukuyama écrivit son article sur la "fin de l'histoire". Ce qu'il entendait par là, c'était le triomphe annoncé de la démocratie libérale comme modèle hégémonique de gouvernement. Durant l'été 1989, j'allais vers mes 17 ans. Figée dans son insuffisance, ma jeunesse, comme bien d'autres, contemplerait quelques années plus tard le regard triste et la joue contusionnée d'une jeune femme née au milieu des années soixante-dix, laquelle, dans une cavale sanglante, avait mis fin avec son compagnon à une certaine idée de la révolte, absurde, violente, anachronique.

Florence Rey, lors de son arrestation en 1994.
Cette image m'a de nouveau hanté cette année, et je ne peux que me réjouir si ceux qui ont l'âge d'être mes enfants s'extraient désormais sans trop d'efforts de la léthargique inconsistance de ma génération. Ils disent et diront aux pères de leurs pères ce que nous n'avons pas su leur dire, rendus muets par le silence que ces derniers étaient finalement parvenus à briser. Pour la génération qui vient, l'émancipation réussie ou manquée des années soixante, les enfants de la bourgeoisie dans la rue et le faux départ postcolonial, ne sont plus les seules références, le parangon des luttes et des échecs passés ou à venir. Pour elle, le monde se bat aujourd'hui pour sa survie dans toute sa conscience d'être un, pour la première fois.
En cette fin d'année 2011, Francis Fukuyama a écrit un autre article intitulé Le futur de l'histoire. Cet article pose une question: "La démocratie libérale peut-elle survivre au déclin des classes moyennes?" Et j'imagine soudain, comme s'il s'agissait là d'une histoire drôle ou d'un épisode inédit des Monthy Pythons, le vieux Marx en train de se gratter la barbe. Parce que l'Histoire ces derniers temps avance sans se répéter, et bien malin qui peut dire où elle va.
Quel a été, par exemple, l'événement essentiel de l'année écoulée? Sur Radio France Internationale, avant-hier je crois, des auditeurs, africains pour l'essentiel, essayaient de répondre à cette question. Comme toujours dans ce genre d'"enquête", se faisaient voix un curieux mélange d'évidences plus ou moins justifiées, de contradictions assumées et souvent riches de sens, ainsi qu'une naïveté pas toujours désarmante. Une personne évoqua la chute d'un homme aussi puissant que Dominique Strauss-Kahn -mais saura-t-on jamais ce qui l'a fait tomber?- un autre celui d'un dictateur aussi puissant que Mouammar Khadafi -pour ajouter aussitôt qu'il y avait pourtant "bien pire sur le continent". Un troisième parla de l'accident nucléaire de Fukushima et du débat créé par cette catastrophe, partout dans le monde. Celui de Tchernobyl, on l'aura compris, n'avait été qu'un signe avant-coureur de la "fin de l'histoire" précédemment évoquée. Personne en revanche ne dit un mot de la famine en Somalie et dans la Corne de l'Afrique, laquelle a fait cette année 30 000 morts, soit 5 000 de plus, disparus compris, que le tremblement de terre et le raz-de-marée japonais de mars dernier.

Cristina Ali Farah, écrivaine italo-somalienne, photographiée par Giliola Chisté.
Il est toujours bon de détourner les mots à toutes fins véritablement utiles. L'exercice est d'ailleurs redevenu à la mode du côté humain de ce monde et c'est un signe encourageant des temps. Il y a quelques mois, Jean Ziegler a publié un livre intitulé Destruction massive. Géopolitique de la faim (édition du seuil, 2011), où il rappelle à qui voudrait s'en foutre -ils sont nombreux- que la famine est aujourd'hui un crime contre l'humanité. Mon ami Thierry Bédard a ouvert un nouveau cycle de travail intitulé La Menace, mettant en lumière quelques désastres que nos spécialistes de la peur ne sont pas du tout pressés d'annoncer. Pour ma part, j'ai choisi de voir, d'une manière ou d'une autre, ce qui se produisait À l'Ouest d'Aden, parce que le regard que l'on porte aujourd'hui à cette région résume à mes yeux l'obscénité du monde. Peut-être aussi, de manière plus intime, de livre en livre et de rencontre en rencontre, me suis-je mis à rêver de ces côtes qui ont vu naître l'humanité, il y a deux millions cinq cent mille ans. Est-ce là, dans notre seule vraie Jérusalem, que l'Humanité commencerait à mourir?
C'est fort de ces quelques exemples, où je me suis inclus à la seule fin de me donner du courage, que j'ai choisi cette fois encore Paul Nougé pour vous présenter mes vœux sur le site on ne dormira jamais. Pour vous comme pour moi, je l'espère, "l'expérience continue". Belle année à tous.
Note sur la vidéo: en 1973, Chico Buarque et Milton Nascimento chantent ce qui deviendra l'hymne de la rebellion à la dictature brésilienne. "Pai, afasta de mim esse cálice", dit le refrain, "Père, éloigne de moi ce calice". Par homophonie, le titre "cálice" peut se comprendre comme cale-se", "tais-toi".
Pour lire le texte intégral de cette chanson, en brésilien et en français, on peut aller sur ce site.