Vous connaissez Alan Lomax? Un type intéressant. Cinquante-deux ans de collecte de musiques dans le monde entier, avec un focus sur les États-Unis mais il est allé un peu partout et comme producteur et éditeur initia et finança les collectes d'autres chercheurs de musiques. Il fut lui-même musicien, auteur-compositeur et surtout interprète, musicologue, essayiste, activiste politique, cinéaste, etc., etc., etc. Sa longue carrière s'explique par ses débuts précoces, il débuta son travail de collecte à dix-huit ans avec son père John Lomax, lui aussi assez intéressant, puis par la suite avec toute sa famille, son épouse, ses enfants. Ce sont des problèmes sévères de santé qui l'amenèrent à interrompre le collectage mais même diminué il n'en continua pas moins son travail une bonne dizaine d'années, après quoi sa santé se dégrada plus significativement mais sa famille poursuivit son œuvre jusqu'à sa mort et au-delà. Même s'il dut y prendre de l'intérêt une raison non négligeable de son travail en Europe de 1950 à 1958 était aussi assez liée au contexte politique dans son pays, où il devenait difficile de travailler quand on était un activiste politique très progressiste et plutôt favorable à la défense des droits civiques des minorités, spécialement ceux des négro-américains.
J'en parle, rapport au fait que son père, et lui à sa suite, partaient d'une hypothèse que leurs collectes et par la suite leurs travaux en musicologie et ceux d'autres chercheurs ont validée, le rôle très important des négro-américains dans la constitution d'une musique proprement étasunienne. Bien sûr ça n'est pas à sens unique et en outre il s'agit d'un cas particulier d'un cas général: la musique “populaire” la plus inventive naît souvent dans des groupes sociaux marginaux et “inférieurs”, puis avec le temps devient une base et une source pour la musique dite savante, pas spécialement plus savante que celle populaire – la maîtrise d'un instrument et la pratique musicale ne requièrent pas de particulière “science” au sens de savoir académique – mais plus codifiée. Il existe des formes musicale proprement savantes, des élaborations de formes non intuitives, mais la plus grande part de la musique dite savante correspond à autre chose, une pratique différente de celle populaire sans que les formes musicales diffèrent beaucoup: la pratique populaire est assez libre dans l'interprétation, assez contrainte dans la structure, celle savante assez contrainte dans l'interprétation, assez libre dans la structure. Là encore ça n'est pas si tranché et à sens unique, une forme “populaire” nourrit une forme “savante” qui a son tour nourrira la musique populaire; certaines musiques populaires sont moins libres dans l'interprétation, certaines musiques savantes étant plus libres dans cet aspect, je pense notamment, mais ce ne sont pas les seuls, à des compositeurs comme Bach et Chopin: ils proposent dans certaines de leurs œuvres une structure interprétable telle que mais laissant l'opportunité de broder, d'improviser.
Les “musiques de nègres” n'ont jamais existé aux États-Unis sinon celles pratiquées par des Africains natifs déportés dans ce pays, tout négro-américain, tout natif étasunien considéré “nègre”, s'il fait de la musique en fera une mixte parce qu'il sera dans un contexte mixte, les Africains même venaient de diverses parties du continent avec diverses cultures musicales, une fois déportés ils découvrent et intègrent d'autres pratiques et même dans un cas assez improbable où ils ne rencontreraient que des traditions africaines, le mélange de ces cultures (presque obligé: les maîtres prenaient soin de ne pas mettre trop d'esclaves de même origine pour réduire les risques de révoltes) est “américain” puisqu'il n'a pu se produire que par la circonstance de leur rencontre forcée hors de leur continent d'origine. Et bien sûr, après le milieu du XX° siècle, tout négro-américain est nécessairement un natif dont le seul contexte culturel est celui des États-Unis. Outre cela, la plus grande part des formes musicales supposément nègres on comme fonds des chants, des mélodies, des structures harmoniques et rythmiques “européennes”, mêlées de fonds “africains”, cela entre guillemets car pour les “blancs” comme les “noirs” il y eut un premier creuset car ces Européens venaient aussi de cultures diverses avec chacune sa propre tradition qui se confrontaient et très vite se mêlaient pour élabore de nouvelles formes et pratiques proprement étasuniennes. Le propos de John Lomax cité par Wikipédia sur les prisonniers des pénitenciers,
«Laissés à leurs propres ressources pour leurs distractions, ils chantent encore, notamment les condamnés à de longues peines qui furent isolés de nombreuses années et n'ont pas encore été influencés par le jazz et la radio, les anciennes mélodies spécifiques aux Noirs»,
est une construction non confirmée par les faits: écoutant les enregistrements des Lomax on peut constater qu'ils sont influencés par les musiques de leur temps, parce qu'un pénitencier n'est pas un lieu fermé isolé du reste du monde, des personnes y entrent, d'autres en sortent, les personnes isolées sont avides de nouveauté comme, tous les humains, et en outre si les prisonniers sont très majoritairement négro-américains ils ne le sont pas exclusivement. Même les plus anciens prisonniers de 1933 y sont rarement depuis plus de vingt-cinq ans, donc leur univers culturel avant incarcération est au plus tôt celui de la première décennie du XX° siècle, soit bien après la fin de l'esclavage, seule période où on pourrait supposer des «anciennes mélodies spécifiques aux Noirs». Les “musiques de nègres” étasuniennes découlent d'une construction idéologique où il y aurait des sociétés séparées les “noirs”, les “rouges”, les “jaunes”, les “basanés” (entre autres, Chicanos), les “blancs”, et supposant en outre une unité culturelle entre membres de chaque groupe.
Outre ces échanges et mélanges de pratiques et de formes, il y a bien sûr la question des instruments: un musicien “nègre” qui joue de l'harmonica, de la guitare ou, dans les fanfares New Orleans et Dixieland, des cuivres et des bois, ne peut en aucun cas jouer de la “musique de nègre” entendue comme de la musique africaine, ce sont des instruments européens conçus pour une conception tonale et une gamme tempérée, alors que beaucoup de formes “africaines” sont modales et non tempérées. Une large part du répertoire dixieland s'appuie sur des danses et des mélodies européennes. Si même l'on pouvait supposer une situation autre avant 1860, ce qui est de toute manière assez peu vraisemblable, toutes les “musiques de nègres” recueillies par les Lomax n'ont rien de spécifiquement nègre. Ce que démontre en contraste le fait que nombre de leurs collectages dans des régions peuplées seulement par des paysans pauvres d'origine européenne qui n'ont pas de relations avec les régions à forte minorité négro-américaine ont des proximités formelles avec des musiques supposément “nègres”. Soit dit en passant, les collectages des Lomax dans les Appalaches avaient un but comparable, recueillir des fonds musicaux “purs” mais cette fois, “blancs”, avec un présupposé idéologique similaire: ils sont pauvres et isolés, donc sans pollution de la modernité dans leur musique. Les Lomax avaient un bon fond et une progressisme radical, mais une conception du monde assez tributaire de ce contre quoi ils voulaient agir, des “anti-racistes” racistes, des “anti-différentialistes” différentialistes. Gentiment mais effectivement racistes et différentialistes. Cela dit, je ne leur jette pas la pierre, on peut avoir une philosophie erronée et une analyse défectueuse sans que ça mette en cause la qualité et l'honnêteté du travail, qu'ils l'aient fait à partir de prémisses fausses ne change rien.
Bien sûr cela vaut pour tout le reste. Il est intéressant de noter que cette hypothèse de “musiques de nègres” est ancienne aux États-Unis, et au départ n'a rien de savant, les minstrel shows remontent au début du XIX° siècle. Ce qui dans le même temps invalide l'hypothèse: dès lors qu'un spectacle censé montrer des musiques, chants et danses “de nègres” est le fait de musiciens, chanteurs et danseurs “blancs”, il s'agit déjà et nécessairement d'une pratique mixte, d'une interprétation “blanche” d'une musique supposée “nègre”. Anecdote intéressante: le tout premier enregistrement de jazz est du à l'Original Dixieland Jass Band, un orchestre de musiciens “blancs” issus de la formation de Papa Jack Laine, qui «est connu pour avoir formé de nombreux musiciens de ce qui sera plus tard nommé le jazz». Comme je dis, il faut savoir avant de croire: le jazz est “une musique de blancs”. Ou alors, le jazz est une musique polychrome et polyethnique de la Nouvelle-Orléans car, nous dit toujours Wikipédia, «ses musiciens ont les origines les plus diverses: Afro-Américains, Anglais, Français, Allemands, Irlandais, Italiens, Juifs, Latino-Américain, Écossais... Jack Laine commence à diriger des groupes en 1885 avant que les lois Jim Crow n'entrent en vigueur à la Nouvelle-Orléans». Mis en évidence par moi. Les lois Jim Crow, que l'on croit souvent dirigées contre les seuls nègres, visent en réalité toutes les personnes anti-ségrégationnistes. Après 1885 Jack Laine ne pourra plus avoir de musiciens négro-américains dans son orchestre sous risque de condamnation légale. Et les Négro-Américains qui voudront faire de la musique du genre de celle pratiquée par l'orchestre de Laine devront le faire seulement entre Négro-Américains. Autre fait intéressant: le premier film parlant (en fait, chantant) raconte l'histoire d'un Juif qui veut faire de la musique profane alors que son père veut en faire un chantre de synagogue et considère condamnable la musique profane; pour pouvoir chanter, il se grime en nègre comme les “minstrels” de manière à ne pas être reconnu, et fait du jazz – ce qui est d'ailleurs cohérent avec la biographie de l'acteur principal de ce film, Le Chanteur de jazz, juif de la Nouvelle-Orléans, un soutien et introducteur de l'Original Dixieland Jass Band à New York, bref tout se tient: comme dit, la musique “populaire” la plus inventive naît souvent dans des groupes sociaux marginaux et “inférieurs”, puis avec le temps devient une base et une source pour la musique dite savante ; le Jazz est principalement inventé et diffusé par les Juifs, les Italiens, les Irlandais, les chicanos et les Négro-Américains et assez vite après forme un élément de la musique savante, “écrite”, pour constituer un fonds de la culture populaire – et bien sûr, le jazz se nourrit de musique savante et devient lui-même musique savante.
On peut poursuivre pour toutes les formes de musique étasunienne supposées initialement “nègres”: Alan Lomax a enregistré une des rares musiques que l'on peut certifier non étasunienne, les chants religieux chorals des églises très conservatrices (je parle d'un conservatisme sur ce plan, pour le reste les membres de ces chorales devaient être aussi divers dans leurs opinions politiques que ceux de n'importe quelle paroisse) de la Nouvelle-Angleterre, qui ne diffèrent en rien des chorales “nègres” de gospel des églises très conservatrices (même sens que précédemment); de même, les formes modernes et très exubérantes de gospel censément propres aux nègres à l'origine se sont développées aussi bien dans des églises “blanches”, puisque cette rénovation du chant religieux est beaucoup plus liée aux styles très énergiques des prédicateurs qui se développèrent au début du XX° siècle aussi bien dans églises “blanches” que “nègres” des États ségrégationnistes, le rock'n'roll est censé être une adaptation “blanche” du rhythm'n'blues “nègre” sinon que le second est une fusion des formes “folk” et “blues” dans un style plus rapide et énergique, le rockabilly étant quant à lui censé être “autre chose”, de la musique de “hillbilly”, de plouc des Appalaches, sinon que les “nègres”, les “blancs” citadins et les “blancs” cambrousards jouaient indifféremment des morceaux des trois genres, et aussi du folk acoustique ou électrique et du blues, et du jazz, et aussi des chansons européennes, parfois venues du répertoire classique.
La musique n'a pas de couleur ou alors elle les a toutes, par contre les tenants d'un ordre social très contraignant n'aiment pas les mélanges de classes, de castes, d'ethnies et de races, donc il leur faut séparer, pour diviser.
Au fait, j'ai systématiquement utilisé “nègre” parce qu'il s'agit d'une classification sans lien avec la couleur de peau des personnes concernées, il y a même trois classes de “nègres” aux États-Unis, les “black”, très sombres, les “brown”, moins sombres, les “yellow” franchement clairs de peau. Ce qui a une incidence sur leur statut dans la société étasunienne. Comme le chanta Big Bill Broonzy,
If you're white you're all right.
If you're brown stick around.
But if you're black, oh, brother, get back, get back, get back!
Si tu es blanc, c'est très bien, si tu es marron, reste dans le coin, mais si tu es noir, oh mon frère, fous le camp, fous le camp, fous le camp!