Je mentionne “le mode de scrutin” – j'aurais pu mentionner “les sondages”, ça marche pareil, d'ailleurs en ce moment on a les deux mais pas du même côté, le FN/RN est content de son résultats «malgré le mode de scrutin» et le NFP, spécialement LFI , content de son résultat «malgré les sondages»; il y a deux ans on a eu exactement les mêmes réactions mais dans l'autre sens. C'est un vieux principe formalisé par des sémioticiens et plus spécialement les courants dits formalistes, celui de l'adjuvant et de l'opposant: l'adjuvant est inquestionnable puisque actant “pour le bien”, et l'opposant inacceptable puisque actant “pour le mal”.
Les contes et récits racontent toujours la réalité mais de manière abstraite et partielle, charge à l'auditoire ou au lectorat de combler les manques, de “donner de la chair” à une squelette de situation, de “donner de la continuité” à un récit discontinu et parcellaire.
Le “donner de la continuité” est plus facilement démontrable:
«2 juin
J’ai été enlevé! J’ai été kidnappé de la prison dans laquelle j’avais été incarcéré en vertu d’une décision de justice et emmené dans une autre prison qui appartient à une catégorie dont je ne relève pas. L’assistance d’un homme de loi m’est refusée. On ignore toutes mes protestations avec une suavité exaspérante. Jamais, depuis les tyrannies de cour de récréation de mon enfance, les règles du jeu n’ont été abrogées aussi complètement et avec autant d’arrogance, et je suis réduit à l’impuissance. À qui pourrais-je me plaindre? On m’a dit qu’il n’y avait même pas d’aumônier dans cet endroit. Maintenant, seuls Dieu et mes gardiens peuvent
m’entendre.
À Springfield, j’étais emprisonné pour une raison déclarée, et pour une durée déterminée. Ici (où que cela puisse être), rien n’est déclaré, il n’y a pas de règles. Je ne cesse de réclamer mon renvoi à Springfield, mais pour toute réponse on se contente d’agiter sous mon nez le morceau de papier signé de Smede qui autorise mon transfert. Smede aurait autorisé mon passage à la chambre à gaz si le cas s’était présenté. Saloperie de Smede! Saloperie de nouvel anonymat en uniforme noir, pimpant, sans marques d’identification! Foutu Sacchetti, qui a été assez stupide pour se fourrer dans une situation qui permet à de telles choses d’advenir! Si j’avais été aussi rusé que Larkin ou Revere, j’aurais simulé une psychose afin d’échapper à la conscription. Voilà ce à quoi m’a réduit ma foutue moralité chichiteuse!
Pour couronner le tout, le médiocre décrépit devant qui je suis régulièrement amené pour des entretiens m’a demandé de rédiger une chronique sur mon expérience ici. Un journal. Il dit qu’il admire ma façon d’écrire! J’ai un don réel pour les mots, affirme cet imbécile. Le vieux con!
Pendant plus d’une semaine, j’ai tâché de me comporter en véritable prisonnier de guerre, mais c’est comme la grève de la faim que j’ai essayé de faire lorsque j’étais à la prison de Montgomery: les gens qui sont incapables de suivre un régime alimentaire durant quatre jours consécutifs devraient s’abstenir d’exercices de ce genre.
Voici donc votre journal, vieux con décrépit. Vous pouvez vous le mettre là où je pense».
En quelques lignes on a le récit d'une semaine de vie du narrateur parsemé de nombreux récits secondaires se déroulant en des moments épars et antérieurs, sur des durées variables et dans un ordre aléatoire, “non chronologique”. Un lecteur habituel de romans n'aura aucune difficulté à restituer une chronologie et à combler les lacunes, notamment celle très significative d'une semaine de vie racontée en quatre ou cinq phrases. À donner de la continuité à un récit qui n'en a pas. Et en même temps il lui donne de la densité, il “habille le récit” en explicitant pour lui-même tous les implicites du récit, et très souvent en ayant des doutes sur les descriptions du narrateur pour tout ce qui exprime sa subjectivité car il est aussi, dans ce cas, un acteur du récit donc un narrateur avant tout subjectif. Bref, il lui donne de la chair mais contrairement à la restitution de la chronologie, basée sur une analyse objective du discours, celle des éléments du récit convoque avant tout la subjectivité du lectorat. Le discours plus large d'où je tire cet extrait, Camp de concentration de Thomas Disch, est “gauchiste” et construit de telle manière qu'au cours du récit son personnage central et narrateur, “Sachetti”, passe de peu désirable à très désirable, une technique éprouvée pour susciter l'identification des lecteurs à ce personnage, d'autant plus attirant qu'au départ il est insignifiant ou repoussant, avec une intention évidente: que lectorat adopte le point de vue du narrateur sans le questionner, qu'il juge le narrateur avoir un bon point de vue., qu'il juge bon ce point de vue.
Un récit de fiction est un récit comme les autres, il raconte une “réalité” mais de manière parcellaire et discontinue. Ça vaut pour moi bien sûr, il faut être très naïf pour supposer qu'on peut produire un récit qui soit un compte-rendu exact d'une réalité déterminée, c'est déjà impossible pour le récit de vie d'un individu, pour le récit de vie d'un ensemble de soixante-dix millions d'individus c'est encore plus impossible. quelque chose comme au minimum soixante-dix millions fois soixante-dix millions, au minimum 70.000.000 × 70.000.000 plus impossible.Je suis bien en dessous car chaque membre de la société n'est pas relié une fois à chaque autre mais relié un nombre indéterminé mais souvent multiple de fois à au moins une partie de ces membres, directement ou indirectement.
Ce n'est pas à moi de discuter de ce qui précède, je vous en laisse le soin.