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Billet de blog 11 mars 2019

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Économie de guère, économie de guerre.

Je vis dans une société d'abondance où une part importante de la population vit dans le manque ou la peur du manque. Ce qui induit un sentiment de colère. Deux mauvaises conseillères...

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En fait, je vis dans une société gouvernée par deux instances qui nourrissent volontairement ces deux sentiments en “organisant la rareté”, ce qui en ce cas ne signifie pas la gérer mais la susciter, puisque donc je vis dans une société d'abondance. Je comptais raconter la chose dans trois textes intitulés «Le Sabre et le Goupillon» mais je l'ai à peine abordée parce que j'ai cette fâcheuse tendance, outre de souvent faire des digressions, de vouloir exposer mes bases de réflexion avant d'en venir au vif, ce qui est idiot. Je pose donc mon présupposé assez fondé sans tenter d'expliquer en quoi il l'est: le supposé “secteur économique”, est l'oligarchie de notre temps, le Goupillon, le supposé “pouvoir politique”, est l'aristocratie de notre temps, le Sabre. Et comme en tout autre temps, le Sabre défend le Goupillon et le Goupillon fournit ses ressources au Sabre.

Le problème éternel des analystes de cette situation vient de ce que le Sabre et le Goupillon ont l'art d'appliquer cette maxime que Lampedusa prête à un de ses héros dans son roman Le Guépard, «Pour que tout reste comme avant, il faut que tout change», ou dans son adaptation par Visconti au cinéma, «Si nous voulons que tout reste pareil, il faut que tout change». L'écrivain et le cinéaste ont en commun d'être des aristocrates en rupture de ban donc les meilleurs critiques de ce milieu parce qu'ils le connaissent de l'intérieur. Ce qui apparaît à telle époque comme “le Sabre et le Goupillon” doit en telle autre avoir une autre forme, et quelle que soit l'époque ni le Sabre ni le Goupillon ne doivent agir directement en tant que tels.

Pour une société il n'y a ni bien ni mal et ni vrai ni faux en interne, ces notions ne valent que dans ses rapports avec d'autres sociétés. D'un point de vue fonctionnel une société est un organisme et ses membres des organes ou des cellules: je ne sais pas pour vous mais pour moi je suis du genre à ne pas verser de larmes à chaque fois qu'une de mes cellules est sous-alimentée ou meurt, ni du genre à considérer que “les cellules et tumeurs cancéreuses doivent voir leur droit à la vie respecté aux même titre que toutes les autres cellules et organes” – ni d'ailleurs du genre à postuler qu'on doit le même respect aux virus, bactéries et parasites qu'aux cellules et organes de leur hôte, surtout quand l'hôte c'est moi. D'un point de vue effectif une société n'est pas, comme le prétend Emmanuel Macron, un “corps social”, mais est, contrairement à ce qu'il nie, une collection d'individus – d'individus et de groupes. Soit précisé, comme tout bon sabreur Macron n'a pas de problème à ne pas appliquer à son propre groupe et aux alliés de celui-ci les mêmes critères: les membres de sa sociabilité sont des individus, des “premiers de cordée”, le reste des membres de la société est “les masses”. D'où la nécessité de trouver un compromis entre ces deux conceptions a priori incompatibles de la société comme organisme et comme collection d'individus. Pour cela, les individus s'entendent pour qu'aucun d'eux ne se trouve en situation de constituer durablement la société en organisme. Le nom général de cette forme d'entente est “démocratie”, sa réalisation se fait dans le cadre d'une structure dont le nom général est “république”. La manière effective de mettre cela en places est vieille comme l'humanité: on désigne un des membres de la société comme tête de l'organisme et après un temps fixé, on coupe cette tête et on en désigne une nouvelle, qui ne doit pas être parente de la précédente ni de toutes celles précédentes depuis un temps ou un nombre de têtes fixés. La manière la plus ancienne de faire est assez radicale: on tranche la tête du membre de la société qui fut la tête de la société; une manière un peu moins rude est de le forcer à l'exil avec interdiction de revenir dans le territoire de la société sous peine de mort. Ces pratiques sont motivées par le fait que la tête de la société tient par devers-elle toutes les ressources disponibles de la société, charge à elle de les lui rendre à temps compté. Or, elle est seule comptable de ce dont elle dispose car seule à savoir ce que chacun de ses membres lui a remis.

Je ne sais pas ce qu'il en est pour vous, pour moi j'escompte de vivre le plus longtemps possible. Pas jusqu'à la fin des temps, je vise tout au plus environ un siècle, mais du moins je compte qu'au pire ça dure dans les quatre-vingt ans. C'est que, le corps s'use inévitablement, passé ces huit décennies si même on a su se préserver on déclinera chaque année plus, et au-delà du siècle, si l'on peut durer encore un peu on n'aura plus guère de vitalité. C'est ainsi. Mais pour envisager sérieusement d'arriver avec assez d'allant à quatre fois vingt ans il faut avoir des ressources à bon niveau. Je ne sais toujours pas pour vous mais si on mettait entre mes mains beaucoup de ressources, j'aurais dans l'idée que ma foi, si je les conservais pour moi, ça assurerait mes vieux jours et si par malencontre je m'affaiblissais avant l'âge ça y pallierait à suffisance. Parce que le difficile dans cette vie est de trouver des ressources vitales. Voilà, vous savez maintenant pourquoi la tête ne doit pas rester en place trop longtemps ni être remplacée par un de ses parents.

Un ancien texte trouvé à Délos en Crète, daté du VII° siècle avant l'ère commune, le plus ancien du genre selon Alexandre Farnoux, directeur de l’Ecole française d’Athènes, dispose que tout responsable de la cité a un mandat à durée déterminée et ne peut se représenter avant une durée de dix ans après ce mandat. Il précise ensuite que le mode de désignation des responsables de la cité se faisait par tirage au sort. C'est précisément le socle de la procédure démocratique. Si ça peut vous intéresser, on peut l'entendre en parler dans l'émission Le Cabinet noir de France Culture (à la vingtième minute mais toute l'émission vaut l'écoute). Tiens ben, en passant, j'expliquais hier même 2 mars 2019 à une personne de rencontre que le tirage au sort était le mode de désignation de tous les magistrats dans l'Athènes démocratique, et il ne m'a pas cru, il pensait que ça n'en concernait que certains. Je vous dis ça, c'est en rapport à un autre billet en cours de rédaction, «Échantillonages», sur la difficulté de persuader les personnes qui ont des croyances fermes mais erronées qu'elles sont dans l'erreur. Comme je n'aime pas me fatiguer à convaincre les crédules incrédules je l'ai juste invitée à vérifier mes dires, ce qu'elle ne fera probablement pas, quand on croit sans savoir on ne peut pas croire ce que dit une personne qui sait parce qu'on croit qu'elle croit. Je l'écris au tout début du même billet, «Avoir une bonne prise sur la réalité dissuade de vouloir la modifier si les conditions ne s'y prêtent pas», or modifier des croyances infondées est très difficile, donc ça me dissuade de vouloir le faire. Personnellement je suis du genre incroyant, quand on me dit que ce que je me suppose savoir est faux, je n'y crois pas mais j'accepte la proposition comme possibilité jusqu'à vérification si je ne suis pas certain de ma conviction et si bien sûr la personne qui émet ce jugement me semble sincère et honnête. Remarquez, je vérifie aussi quand je suis certain de mes convictions parce que ça ne me suffit pas, elles aussi peuvent être erronées.

L'invention de la méthode démocratique représente une avancée notable: l'exécution ou l'ostracisme induisent du ressentiment. La démission obligée aussi mais beaucoup moins, rapport au fait que c'est dans tous les cas une violence mais que la réponse à une violence est en proportion de celle commise, et que la clause complémentaire de possible retour à la position perdue réduit encore le niveau de ressentiment – comme on dit, l'espoir fait vivre, et en tout premier ceux qui dispensent cet espoir. Comme le disait une personne dans un fil de commentaires qui portait en partie sur cette question, «Ce n'est pas la socialisation qui est violente, c'est vous, moi, l'autre qui est aussi moi dans toute son humanité qui sommes violents. Bref c'est notre humanité (entendue en tant que qualité spécifique à l'espèce humaine, pas en tant que désignation de la société humaine) qui est violente». Je n'aurais pas mieux dit. J'apprécie notamment l'incise sur la violence «entendue en tant que qualité spécifique à l'espèce humaine, pas en tant que désignation de la société humaine», en effet la violence n'est ni dans les individus ni proprement dans les sociétés mais dans l'espèce. Elle est même en toute espèce de tout règne, la vie implique la violence, qu'on peut aussi nommer prédation, un être vivant ne vit que par prédation sur son milieu, et un individu de type hétérotrophe exerce nécessairement sa prédation sur un autre individu, ce qui génère du ressentiment. La socialisation, qui probablement est apparue pour d'autres raisons ou tout simplement par hasard (bon, je viens d'énoncer deux généralités qui me semblent douteuses mais peu importe, on dira que c'est vrai parce que ça simplifiera mon discours sans qu'il en devienne invalide), a une conséquence intéressante, elle réduit les risques que le ressentiment fait courir aux individus en le diffusant sur tous les membres de la société et en le rejetant en partie hors de la société. Une particularité du vivant est d'aller contre un processus universel: tout mouvement induit un mouvement en retour de même niveau énergétique, et l'énergie est assez antibiotique en général. Le ressentiment est un autre nom de ce processus, qu'on peut aussi nommer rétroaction. La prédation est un mouvement assez ou très énergique, donc le mouvement en retour l'est tout autant; partager le ressentiment permet à la fois de diffuser ce retour sur plusieurs individus ce qui réduit son impact et qui en outre permet de récupérer une partie de cet énergie comme réserve pour une possibilité de mouvement futur. Bien sûr ça ne peut pas durer jusqu'à la fin des temps mais du moins ça offre aux individus et aux sociétés l'opportunité d'augmenter leur durée de vie. Mais pour ça il ne faut pas que certains membres de la société stockent trop et trop longtemps cette énergie, si elle reste trop longtemps stockée ça réduit les capacités de résistance de certains membres et par diffusion, de tous, à quoi s'ajoute qu'une dépense importante de ce stock sur un temps assez ou très court génère un mouvement très au-dessus de ce que les individus les plus proches peuvent nominalement supporter, dans les deux cas c'est assez antibiotique et antisocial.

On pourrait supposer que cette question de chef de la société n'est pas si cruciale, ce que contredit cependant le fait qu'elle apparaît régulièrement telle, voir tout simplement la situation actuelle un peu partout dans le monde, où elle est au cœur même de tous les troubles les plus notables et de bien d'autres moins visibles sinon dans leur contexte régional, pourtant elle l'est, parce que nous autres humains sommes (je souligne) avant tout des êtres symboliques. Dès le moment où un humain “entre dans la parole”, qu'il cesse d'être un infans, un “qui ne parle pas”, non pas un muet mais un être ne possédant pas la parole humaine – pour un grec ou un romain de l'Antiquité le “barbare” est aussi un infans, une personne “hors de la parole humaine”, un animal ou un non humain ou un sous-humain –, il devient un être symbolique. On peut faire bien des hypothèses sur l'apparition et le développement des langages humains, pour mon compte je ne suppose pas une cause téléologique, une sorte d'«organe de la parole» qui aurait poussé dans l'Humain Originel, d'évidence il n'y a rien de tel qu'un humain ancêtre de tous les humains sinon bien avant que le langage humain articulé apparaisse, toujours est-il, il apparut et cela eut des conséquences multiples, dont ce fait directement lié à cette capacité, les humains socialisés sont des êtres symboliques, des êtres qui filtrent leur rapport au monde à travers la parole. On peut dire que tout être vivant a un rapport symbolique à sa réalité, il se la représente pour pouvoir agir en elle, et on peut dire que les êtres vivants d'une certaine complexité ont un rapport symbolique à eux-mêmes – un être pluricellulaire et plus encore un organisme au sens strict, un être composé d'organes, a nécessairement une représentation symbolique de soi comme entité, comme individu, et non comme collection d'individus, ce que fondamentalement il est puisque chaque cellule est à elle-même un individu –, mais les humains et semble-t-il les membres de quelques autres espèces, notamment parmi les oiseaux et certains mollusques tels que les poulpes, y ajoutent une représentation symbolique du rapport entre celle de soi et celle de l'univers. Ce qui a des conséquences intéressantes, comme la capacité de faire des actions dont la réalisation est anticipée de manière médiate, sans que leurs initiateurs aient à intervenir pour qu'elle se réalise. Sans médire des autres espèces, les humains peuvent faire quelque chose de bien plus formidable: initier un processus dont la fin se produira après leur propre fin, parfois un très long temps après, plusieurs générations ou plusieurs vies, comme par exemple planter des chênes en vue de les utiliser deux ou trois siècles plus tard. Ou planter des idées en sachant qu'elles seront mûres au plus tôt deux, trois, cinq générations plus tard, deux, trois, cinq, dix, vingt siècles plus tard. Ça a aussi des effets secondaires moins intéressants. Enfin si, intéressants quand même, mais socialement moins intéressants à court et moyen termes, parfois à long terme – trop souvent à long terme.

J'en discute dans plusieurs billets et commentaires, et plus encore sur un autre site, on ne naît pas humain, on le devient, preuve en est que si un humain généalogique grandit dans un contexte sans imprégnation sociale humaine à une période cruciale, entre deux ou trois ans et six ans, jamais il ne pourra développer une forme de socialisation humaine. Comme pour toute espèce complexe (typiquement, les mammifères) il s'agit de conditionnement pour l'essentiel durant les deux premières années, par divers procédés, en premier par imprégnation mais aussi par des moyens plus... Je ne sais pas trop bien dire plus quoi, ou moins quoi, j'aurais tendance à dire plus mécaniques, comme le conditionnement de type pavlovien ou des procédés plus pernicieux qui induisent aussi des comportements réflexes mais plus complexes, ou qui entravent l'accès à une réelle socialisation humaine, je pense notamment à ce que Gregory Bateson et une équipe pluridisciplinaire ont mis en évidence sous le nom de double bind – double contrainte en France –, où les individus sont placés devant un choix impossible avec obligation de choisir, ce qui selon les cas conduit à un comportement habituel formellement similaire à ceux qu'on observe dans ces deux vastes fourre-tout que sont les “troubles” dits autistiques ou schizophréniques, dans le premier cas par un impossible accès au registre de la métaphore, dans le second cas par un évitement de la relation par une interprétation des discours toujours métaphorique ou métonymique. Ceci pour les doubles contraintes utilisées comme moyen de contrôle des personnes qu'on est censé socialiser, donc les jeunes humains, mais dans une étude ultérieure Bateson releva que l'utilisation du schéma de la double contrainte est plus large. Je cite un peu longuement le début:

«Dans mon esprit, la théorie de la double contrainte devait fournir une proposition de méthode pour aborder le type de problèmes posé par la schizophrénie, et, pour cette raison au moins, elle mérite, dans son ensemble, un nouvel examen.
Parfois (en science, souvent, et en art, toujours), on ne peut appréhender les problèmes en jeu qu'après les avoir résolus. Aussi, peut-être serait-il utile que j'expose ici les difficultés que la théorie de la double contrainte m'a permis de surmonter.
La principale était le problème de la réification.
Il est clair qu'il n'existe dans l'esprit ni objets ni événements: on n'y trouve ni cochons, ni mères, ni cocotiers. Il n'y a dans l'esprit que des transformations, des perceptions, des images et les règles permettant de construire tout cela. Nous ne savons pas sous quelle forme ces règles existent, mais nous pouvons supposer qu'elles sont incorporées dans le mécanisme même qui produit les transformations. Elles ne sont certainement pas aussi fréquemment explicites que les “pensées” conscientes.
En tout cas, il est absurde de dire qu'un homme est effrayé par un lion, car un lion n'est pas une idée. C'est l'homme qui construit une idée à partir du lion.
L'univers explicatif fondé sur la substance ne permet d'appréhender ni différences ni idées, mais seulement des forces et des impacts. Et, à l'opposé, l'univers de la forme et de la communication n'évoque ni objets, ni forces, ni impacts, mais uniquement des différences et des idées: une différence qui crée une différence est une idée. C'est un élément (bit) une unité d'information. Mais cela, je ne l'ai appris que plus tard et seulement grâce à la théorie de la double contrainte, quoique, naturellement, toutes ces idées fussent déjà implicites dans les démarches qui ont abouti a la création de cette théorie, qui, sans elles, n'aurait pu que difficilement être élaborée.
Notre premier exposé de la double contrainte contenait de nombreuses erreurs, dues tout simplement au fait que nous n'avions pas encore examiné, de façon articulée, le problème de la réification. Nous y traitions de la double contrainte comme s'il s'agissait d'une chose et comme si une telle chose pouvait être comptabilisée. C'était là évidemment, pure absurdité.
On ne peut pas compter les chauves-souris dans une tache d'encre, pour la simple raison qu'il n'y en a pas. Mais quelqu'un qui a l'esprit “porté” sur les chauves-souris pourra en “voir” plusieurs. y a-t-il donc des doubles contraintes dans l'esprit? C'est là une question qui est loin d'être futile. De même qu'il n'y a pas dans l'esprit des cocotiers, mais seulement des perceptions et des transformations de cocotiers, de même, lorsque je perçois (consciemment ou inconsciemment) une double contrainte dans le comportement de mon patron, ce que j'enregistre dans mon esprit n'est pas une double contrainte, mais seulement la perception ou la transformation d'une double contrainte. Et ce n'est pourtant pas cela l'objet de notre théorie. Ce dont nous nous occupons, c'est de cette espèce d'enchevêtrement de règles qui régit les transformations, en même temps que du mode d'acquisition ou de développement de ces enchevêtrements. La théorie de la double contrainte affirme que l'expérience du sujet joue un rôle important dans la détermination (l'étiologie) des symptômes schizophréniques et des structures de comportement similaires comme l'humour, l'art, la poésie, etc. On notera que notre théorie n'établit pas de distinctions entre ces sous-espèces. Pour elle, rien ne peut permettre de prédire si un individu deviendra clown, poète ou schizophrène, ou bien une combinaison de tout cela. Nous n'avons jamais affaire à un seul et unique syndrome, mais à un “genre” de syndromes, dont la plupart ne sont pas habituellement considérés comme pathologiques. Je forgerai, pour désigner ce «genre» de syndromes, le mot “transcontextuel”.
Il m'apparaît que les individus dont la vie est enrichie par des dons transcontextuels et ceux qui sont amoindris par des confusions transcontextuelles ont un point commun: ils adoptent toujours (ou du moins souvent) une “double perspective” (a double take). Une feuille qui tombe, le salut d'un ami, “une primevère au bord de l'eau”, ce ne sont jamais “seulement ceci et rien d'autre”: l'expérience exogène peut s'inscrire dans le contexte du rêve, et les pensées intérieures peuvent être projetées dans le contexte du monde extérieur. Et ainsi de suite.
Cette “double perspective” est généralement expliquée, ne serait-ce que partiellement, par l'apprentissage et l'expérience vécue par le sujet». (Gregory Bateson, «La double contrainte, 1969», Vers une écologie de l'esprit, vol. II, 1971, trad. 1973).

Pour précision, à l'époque où Bateson écrit et publie ces articles, “schizophrénie” est un terme très large qui inclut, en gros, toutes les “psychoses” autres que celles reliées à des “névroses”, notamment cet autre massif foisonnant que sont aujourd'hui les “troubles du spectre autistique”. Bateson avait comme moi à sa suite quelques réticences avec les catégories “psy” et avec les spécialités “psy” mais lui aussi utilisait ces catégories par nécessité, pour spécifier le type d'objets auxquels il s'intéressait dans des termes usuels. Je précise cela pour la schizophrénie parce que comme spécifié précédemment la double contrainte concerne aussi les “troubles autistiques”. Si Vous comptez lire ou avez lu l'article signalé, «Vers une théorie de la schizophrénie» va avec, c'est celui où est exposée pour la première fois la théorie de la double contrainte.

La question qui m'occupe ici a un lien avec ce que pointe Bateson, «le problème de la réification». Il en parle pour lui en tant que problème dans le cadre de ses recherches mais c'est un processus normal, la base même de la socialisation humaine, qui le constitue comme être symbolique. Même si, comme il le précise, «il n'y a pas dans l'esprit des cocotiers, mais seulement des perceptions et des transformations de cocotiers», ni d'objet double contrainte ou lion, mais des perceptions et des transformations. En même temps il y a “une sorte d'objet cocotier”, “une sorte d'objet lion”, “une sorte d'objet double contrainte”, qui permet d'associer les objets réels ou effectifs ou contextuels “cocotier”, “lion”, “double contrainte”, à des représentations de ces objets et à des comportements induits par la perception d'un objet de la même sorte: il n'est de ce point de vue pas strictement «absurde de dire qu'un homme est effrayé par un lion», la perception d'un lion réel et l'association de cette perception à une représentation mental “lion” reliera à des affects, comme la frayeur, et des modèles de comportement adaptés à la situation.  Croire à sa représentation du monde apparaît vital pour un être vivant, C'est une des rares croyances, peut-être la seule, probablement la seule, que j'admets pour moi-même: objectivement je sais (et j'en ai très longuement parlé dans d'autres discussions) qu'il y a un très grand écart entre notre compréhension réifiée des sensations et des “pensées” et la manière dont cela se forme et fonctionne, reste qu'il vaut mieux avoir la conviction que notre représentation sur ce qu'est un lion et sur les manières appropriées d'agir quand on croise ce qu'on identifie comme lion est valide quand on croise un objet qui nous apparaît correspondre à cette représentation.

Dans un autre texte, Bateson précisait ce qu'est l'esprit (au sens de mind, de “mental”, de «ce qui sent, veut et pense; l'intellect» – définition repris de cette page en anglais sur l'étymologie du mot –, comme on dit, “le siège de la pensée”, “l'organe de la pensée”, le mot “esprit” référant plutôt à la pensée réalisée, la communication de la pensée) du titre Vers une écologie de l'esprit (“Steps to an ecology of mind”, ce qui se traduirait plus précisément en “Étapes pour une écologie du mental”) et développait un exemple pour l'illustrer. Encore une citation un peu longue:

«Une unité d'information peut se définir comme une différence qui produit une autre différence. Une telle différence qui se déplace et subit des modifications successives dans un circuit constitue une idée élémentaire.
Mais ce qui, dans ce contexte, est encore plus révélateur, c'est qu'aucune partie de ce système intérieurement (inter) actif ne peut exercer un contrôle unilatéral sur le reste ou sur toute autre partie du système. Les caractéristiques “mentales” sont inhérentes ou immanentes à l'ensemble considéré comme totalité.
Cet aspect holistique est évident même dans des systèmes autocorrecteurs très simples. Dans la machine à vapeur à “régulateur”, le terme même de régulateur est une appellation impropre, si l'on entend par là que cette partie du système exerce un contrôle unilatéral. Le régulateur est essentiellement un organe sensible (ou un transducteur) qui modifie la différence entre la vitesse réelle à laquelle tourne le moteur et une certaine vitesse idéale ou, du moins, préférable. L'organe sensible convertit cette différence en plusieurs différences d'un message efférent: Par exemple, l'arrivée du combustible ou le freinage. Autrement dit, le comportement du régulateur est déterminé par le comportement des autres parties du système et indirectement par son propre comportement à un moment antérieur.
Le caractère holistique et mental du système est le mieux illustré par ce dernier fait, à savoir que le comportement du régulateur (et de toutes les parties du circuit causal) est partiellement déterminé par son propre comportement antérieur. Le matériel du message (les transformations successives de la différence) doit faire le tour complet du circuit: le temps nécessaire pour qu'il revienne à son point de départ est une caractéristique fondamentale de l'ensemble du système. Le comportement du régulateur (ou de toute autre partie du circuit) est donc, dans une certaine mesure, déterminé non seulement par son passé immédiat, mais par ce qu'il était à un moment donné du passé, moment séparé du présent par l'intervalle nécessaire au message pour parcourir un circuit complet. Il existe donc une certaine mémoire déterminative, même dans le plus simple des circuits cybernétiques.
La stabilité du système (lorsqu'il fonctionne de façon autocorrective, ou lorsqu'il oscille ou s'accélère) dépend de la relation entre le produit opératoire de toutes les transformations de différences, le long du circuit, et de ce temps caractéristique. Le régulateur n'exerce aucun contrôle sur ces facteurs. Même un régulateur humain, dans un système social, est soumis à ces limites: il est contrôlé à travers l'information fournie par le système et doit adapter ses propres actions à la caractéristique de temps et aux effets de sa propre action antérieure.
Ainsi, dans aucun système qui fait preuve de caractéristiques “mentales”, n'est donc possible qu'une de ses parties exerce un contrôle unilatéral sur l'ensemble. Autrement dit: les caractéristiques «mentales» du système sont immanentes, non à quelque partie, mais au système entier.
La signification de cette conclusion apparaît lors des questions du type: “Un ordinateur peut-il penser?”, ou encore: “L'esprit se trouve-t-il dans le cerveau?” La réponse sera négative, à moins que la question ne soit centrée sur l'une des quelques caractéristiques “mentales” contenues dans l'ordinateur ou dans le cerveau. L'ordinateur est autocorrecteur en ce qui concerne certaines de ses variables internes: il peut, par exemple, contenir des thermomètres ou d'autres organes sensibles qui sont affectés par sa température de travail; la réponse de l'organe sensible à ces différences peut, par exemple, se répercuter sur celle d'un ventilateur qui, à son tour, modifiera la température. Nous pouvons donc dire que le système fait preuve de caractéristiques «mentales» pour ce qui est de sa température interne. Mais il serait incorrect de dire que le travail spécifique de l'ordinateur — la transformation des différences d'entrée en différences de sortie — est un “processus mental”. L'ordinateur n'est qu'un arc dans un circuit plus grand, qui comprend toujours l'homme et l'environnement d'où proviennent les informations et sur qui se répercutent les messages efférents de l'ordinateur. On peut légitimement conclure que ce système global, ou ensemble, fait preuve de caractéristiques “mentales”. Il opère selon un processus “essai-et-erreur” et a un caractère créatif.
Nous pouvons dire, de même, que l'esprit est immanent dans ceux des circuits qui sont complets à l'intérieur du cerveau ou que l'esprit est immanent dans des circuits complets à l'intérieur du système: cerveau plus corps. Ou, finalement, que l'esprit est immanent au système plus vaste: homme plus environnement.
Si nous voulons expliquer ou comprendre l'aspect «mental» de tout événement biologique, il nous faut, en principe, tenir compte du système, à savoir du réseau des circuits fermés, dans lequel cet événement biologique est déterminé. Cependant, si nous cherchons à expliquer le comportement d'un homme ou d'un tout autre organisme, ce “système” n'aura généralement pas les mêmes limites que le «soi» — dans les différentes acceptions habituelles de ce terme.
Prenons l'exemple d'un homme qui abat un arbre avec une cognée. Chaque coup de cognée sera modifié (ou corrigé) en fonction de la forme de l'entaille laissée sur le tronc par le coup précédent. Ce processus autocorrecteur (autrement dit, mental) est déterminé par un système global: arbre-yeux-cerveau-muscles-cognée-coup-arbre; et c'est bien ce système global qui possède les caractéristiques de l'esprit immanent.
Plus exactement, nous devrions parler de (différences dans l'arbre) - (différences dans la rétine) - (différences dans le cerveau) - (différences dans les muscles) - (différences dans le mouvement de la cognée) - (différences dans l'arbre), etc. Ce qui est transmis tout au long du circuit, ce sont des conversions de différences; et, comme nous l'avons dit plus haut, une différence qui produit une autre différence est une idée, ou une unité d'information.
Mais ce n'est pas ainsi qu'un Occidental moyen considérera la séquence événementielle de l'abattage de l'arbre. Il dira plutôt: “J'abats l'arbre” et il ira même jusqu'à penser qu'il y a un agent déterminé, le “soi”, qui accomplit une action déterminée, dans un but précis, sur un objet déterminé». (G. Bateson, «La cybernétique du «soi»: une théorie de l'alcoolisme», op. cit.).

On est toujours dépendant du contexte où l'on pense, Bateson, pour critique et généralement pertinente soit sa pensée, réfléchit dans le cadre des années 1930-1970 où on a une conception générale de la pensée en “occidentale” et “orientale”, qui se réfère aux deux extrémités de l'Eurasie, l'Europe ou extrême-occident et de l'autre côté l'Extrême-Orient, d'où sa mention «Mais ce n'est pas ainsi qu'un Occidental moyen considérera la séquence événementielle de l'abattage de l'arbre» et la fin du passage. Ce n'est pas si simple ni tranché, quel que soit le contexte on a toujours des conceptions divergentes ou opposées sur un objet social. En outre Bateson réfléchit dans un contexte “anglo-saxon” où le rapport à la réalité est beaucoup plus réifiant qu'il ne le serait dans un contexte “latin” où précisément on insiste beaucoup plus sur la relation que sur ses extrémités, sur ce qui est “entre les objets” plus que sur les objets même. J'avais relevé ce contraste il y a quelques temps déjà (au tournant du millénaire) en constatant qu'assez souvent en français on parle plus de l'action et de la relation pour décrire une réalité, en anglais plus des acteurs et du résultat. Ce qui d'ailleurs explique beaucoup l'important écart en nombre d'entrées de mots des dictionnaires anglophones et francophones, certes intervient aussi le fait qu'en anglais il y a un mélange de sources “germaniques” et “latines” mais c'est aussi le cas en français, mais dans cette langue il y a beaucoup moins de doublons que dans la première parce que l'on y divise moins la réalité en objets séparés et bien délimités. Plus largement, la tendance “holiste” et celle “réifiante” existent aussi bien à l'extrême orient qu'à l'extrême occident de l'Eurasie, sinon que dans les philosophies / religions / idéologies explicites ou implicites on a plus une dominante “totémique” (l'esprit dans les objets) vers l'occident, “animiste” (l'esprit entre les objets) vers l'orient.

J'ai récemment reçu une remarque qui était une aimable critique mais une critique, sur le fait que je digresse beaucoup (j'ai eu pire en matière de critique sur ce sujet, paraît-il, je ferais de la “masturbation intellectuelle”, ce qui m'étonne mais bon, chacun sa manière d'interpréter...), et c'est vrai – cela valait en ce cas pour mon discours oral. Il y a une raison qui me semble bonne à cela: je ne suis pas très intéressé à délivrer une parole toute cuite, une Vérité, donc à simplifier mon discours. L'alinéa qui précède permet précisément de mettre de la diversité dans la compréhension de la réalité: considérer qu'il y aurait une approche “occidentale” opposée à une approche “orientale” est une simplification de la réalité que nombre d'énonciateurs invalident par leur réflexion même, cas de Bateson justement qui, tout “occidental” soit-il, a une approche “orientale”, holistique, de la réalité, laquelle puise dans divers courants dont une longue lignée de penseurs qu'on peut qualifier d'Européens. C'est même une ligne de fracture entre deux courants dominants de la pensée occidentale, “réalistes” et “nominalistes”, ou encore “idéalistes” et “matérialistes”, les noms de ces courants étant presque opposés à ce qui forme leur conception de la réalité observable: les réalistes-idéalistes tendent à placer “l'esprit” dans les objets et à la considérer peu accessible “dans la réalité”, les nominalistes-matérialistes ne supposent pas que “l'esprit” est une réalité en soi mais qu'il découle de la relation entre les objets, qui n'en  contiennent qu'une parcelle. Dans tous les cas le langage humain induit une certaine réification, la question étant alors de savoir distinguer entre la réalité effective, observable, et sa représentation “mentale”, la représentation symbolique que porte le langage étant censément le lien entre les deux.

Comme l'écrit Bateson, «Il m'apparaît que les individus dont la vie est enrichie par des dons transcontextuels et ceux qui sont amoindris par des confusions transcontextuelles ont un point commun: ils adoptent toujours (ou du moins souvent) une “double perspective” (a double take) [...]. Cette “double perspective” est généralement expliquée, ne serait-ce que partiellement, par l'apprentissage et l'expérience vécue par le sujet». La double contrainte apparaît alors un cas, ou plutôt deux cas portant sur la relation, la représentation symbolique: dans les cas “schizoïdes” la relation va de la représentation “mentale” vers la représentation “mentale”, d'où la tendance à “métaphoriser”, à pointer non la réalité effective – le contexte – mais celle subjective; dans les cas “autistiques” la représentation symbolique pointe toujours la même réalité, le caractère polysémique (métaphorique ou métonymique) du langage est non perçu. Je parle en ces cas de la transparence ou de l'opacité du langage: pour une personne circonstanciellement ou constamment dans une interrelation “schizoïde” le langage est opaque et réduit ou dans les cas les plus aigus (catatonie notamment) empêche l'accès à la réalité effective; dans celle de type “autistique” il est transparent et réduit ou empêche l'accès à la réalité symbolique. Une autre description qu'on peut en faire est que dans les formes de double contrainte “schizoïdes” «la carte est le territoire», dans celles “autistiques” «le territoire est la carte» – le second cas n'apparaît souvent pas tel parce qu'on oublie que cette “non méthaporisation” en passe cependant par le langage, l'opacité ou la transparence de la langue découle du rapport subjectif à la langue mais a bien lieu dans la langue, dans la symbolisation.

Pour préciser, ça ne concerne pas ce qu'on peut nommer “autisme réel” et “schizophrénie réelle”, entre guillemets parce que les tableaux cliniques de la schizophrénie et de l'autisme ont beaucoup de rapports avec la médecine somatique pré-pasteurienne (je prends Pasteur comme une figure d'un certain courant mais il n'est qu'un parmi bien d'autres) pour laquelle la “cause effective” est “dans le patient” et se lit par ses symptômes et syndromes ou “dans un objet“ qui par pénétration du patient “change sa nature”, ce qui n'est qu'une partie des “causes effectives”, et une partie somme toute minoritaire, les cas les plus courants résultant de l'interaction entre la personne et son environnement, dans la relation effective et réciproque de l'une à l'autre.

J'ai tendance à me gausser des spécialités “psy” mais ça vise avant tout les “psys pré-pasteuriens”, ceux qui tendent à réifier, à rechercher les causes dans le patient ou dans l'environnement, assez peu dans la relation. Il se trouve que, comme vers le milieu du XIX° siècle pour la médecine somatique, celle mentale ou psychique de ce début de XXI° siècle domine dans les instances de régulation interne de ces spécialités, avec une certaine tension entre les écoles “idéalistes” et celles “matérialistes”, les “psychanalystes” et les “psychiatres”. Pour citer de nouveau Gregory Bateson:

«Lorsque l'épistémologie de base est pleine d'erreurs, ce qui en découle ne peut fatalement qu'être marqué par des contradictions internes ou avoir une portée très limitée. Autrement dit, d'un ensemble inconsistant d'axiomes on ne peut pas déduire un corpus consistant de théorèmes. Dans ce cas, toute tentative de consistance ne peut aboutir qu'à la prolifération d'un certain type de complexité — qui caractérise, par exemple, certains développements psychanalytiques et la théologie chrétienne — ou, sinon, à la conception extrêmement bornée du behaviourisme contemporain». (G. Bateson, «La cybernétique du «soi»: une théorie de l'alcoolisme», op. cit.).

Le centre de la critique de Bateson concerne les sciences sociales et humaines et domaines connexes – bien que “non scientifiques”, même si la première prétend à une certaine scientificité, psychanalyse et théologie (chrétienne ou autre) sont et se présentent comme des anthropologies – mais vaut pour tout domaine qui se suppose scientifique ou proche de la science, pour lesquels «d'un ensemble inconsistant d'axiomes on ne peut pas déduire un corpus consistant de théorèmes». Dans un autre texte, il expose de manière plus large sa critique:

«Graduellement, j'ai réalisé que ce qui rendait difficile une réponse à la question de mes étudiants, c'était tout simplement le fait que ma façon de penser était différente de la leur. C'est l'un d'entre eux qui me fournit une indication pour mieux mesurer cet écart: c'était la première séance de l'année; j'avais parlé de la différence culturelle entre l'Angleterre et l'Amérique — thème inévitable lorsqu'un Anglais enseigne l'anthropologie culturelle à des Américains. A la fin de la séance, un des étudiants vint me voir. Après un coup d'œil jeté par-dessus son épaule pour s'assurer que les autres étaient sur le point de quitter la salle, il me dit, en hésitant: “Puis-je vous demander quelque chose? — Oui. — Voulez-vous vraiment nous apprendre ce dont vous nous parlez?” J'hésitai un moment, et il en profita pour ajouter précipitamment: “Ou bien tout cela n'est qu'une sorte d'exemple, une illustration de quelque chose d'autre? — Oui, en effet, ce n'est que ça”.
Mais un exemple de quoi ?
Par la suite, presque chaque année, on entendit une espèce de complainte, qui arrivait à mes oreilles comme une rumeur. On disait: “Bateson sait quelque chose qu'il ne dit à personne”, ou bien: “Il y a quelque chose derrière ce que Bateson enseigne, mais il ne dit jamais ce que c'est”.
De toute évidence, je ne pouvais pas répondre à la question: «Un exemple de quoi?»
En désespoir de cause, j'élaborai un diagramme, pour décrire ce que je pensais être la tâche d'un homme de science. Ce diagramme me montra clairement qu'une des différences entre mes habitudes de pensée et celles de mes étudiants consistait en ceci: ils étaient toujours portés à argumenter inductivement, en allant des données aux hypothèses, mais jamais à vérifier les hypothèses, en les confrontant avec une connaissance obtenue par voie de déduction, à partir des fondements mêmes de la science et de la philosophie.
Mon diagramme avait trois colonnes: celle de gauche comprenait différentes sortes de données non interprétées comme: la séquence d'un film du comportement humain ou animal, la description d'une expérience, la description ou la photographie d'une patte de coléoptère, l'enregistrement d'une séquence de discours. J'insistais sur le fait que «donnée» ne voulait pas dire événement ou objet, mais, dans tous les cas: trace, description ou souvenir de certains événements ou objets. Il y a toujours une transformation ou un recodage de l'événement brut, recodage qui intervient entre l'homme de science et son objet. Le poids d'un objet, par exemple, est mesuré par rapport au poids d'un autre, ou enregistré sur une échelle; la voix humaine est transformée en magnétisation variable d'une bande. Qui plus est, il y a inévitablement une sélection des données, du fait même qu'il n'existe aucun point déterminé d'observation d'où l'on puisse saisir la totalité de l'univers présent et passé.
Par conséquent, en un sens très strict, on n'a jamais affaire à des données brutes (ou “crues”); d'autre part, la trace même a déjà été soumise à une élaboration ou transformation quelconque, soit par l'homme soit par ses instruments.
Les données restent toutefois les sources les plus sûres d'information, et c'est d'elles que toute recherche doit prendre son départ. Ce sont elles qui nourrissent une première inspiration et c'est également à elles que l'homme de science retourne par la suite». (G. Bateson, «Introduction: Une science de l'esprit et de l'ordre», op. cit.).


 À suivre (peut-être...).

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